L’oxygène : un poison pendant plusieurs milliards d’années

Texte de A. Préat (Université libre de Bruxelles)

Professeur émérite de l’Université Libre de Bruxelles. Citer comme A. Préat, « L’oxygène : un poison pendant plusieurs milliards d’années, http://www.pseudo-sciences.org/spip.php?article2621

22.03.2018

Nous ne nous en rendons pas compte, mais chacune de nos inspirations nous apporte 21 % d’oxygène, et cette concentration élevée n’est présente sur notre planète -en l’état actuel des connaissances- que depuis peu de temps ! L’oxygène atmosphérique était en effet en quantité infinitésimale (entre un dix millième et un millième de pourcent de sa concentration actuelle) depuis la formation de la Terre il y a 4,56 milliards d’années[1] jusqu’au Grand Evénement d’Oxygénation (GEO, encore appelé « la grande oxydation » ou la « catastrophe de l’oxygène ») qui affecta la Terre entre 2,5 et 2,3 Ga.

 

 

Durant cet événement, la concentration atmosphérique en oxygène atteignit 1 à 10 % de sa valeur actuelle. C’était encore très peu, et il fallut attendre le début du Cambrien, il y a 541 millions d’années, pour atteindre la teneur actuelle. Cette dernière fluctua et devînt même plus élevée jusqu’à 27 % au cours de l’Eocène (il y a environ 50 millions d’années) et jusqu’à 35 % pendant quelques dizaines de millions d’années au cours du Carbonifère et du Permien (il y a environ 300 millions d’années) avec le développement d’insectes géants, notamment des libellules[2] de 75 cm d’envergure… La concentration atmosphérique de l’oxygène fut donc faible ou très faible pendant le Précambrien, soit pendant près de 90 % de l’histoire de la Terre.

Les premières bactéries se développent en l’absence d’oxygène

L’eau, sans laquelle la vie est impossible, fut très rapidement présente sur notre planète, 160 millions d’années seulement après sa formation. L’atmosphère resta fort longtemps (2 à 3 milliards d’années) riche en gaz à effet de serre, avec 10 à 1000 fois plus de dioxyde de carbone, de méthane, d’éthane, d’hydrogène, d’oxyde nitreux, de dioxyde de soufre, de sulfure d’hydrogène qu’actuellement (ces molécules étant liées pour l’essentiel au dégazage du manteau terrestre dû au volcanisme et métamorphisme).

Pendant cette longue période, les océans précambriens, également riches en ces gaz, ne contenaient pas ou que très peu d’oxygène. Malgré ces conditions qui nous semblent sévères, l’activité biologique était florissante. Elle était liée à des bactéries diverses utilisant notamment du méthane, du soufre… En constituant des écosystèmes semblables à ceux rencontrés aujourd’hui dans les « fumeurs noirs »[3] au niveau des sources hydrothermales profondes, en l’absence ou quasi-absence de lumière et d’oxygène. Des bactéries pouvaient en effet se développer dans de telles conditions grâce à l’altération des roches par l’eau qui a enrichi les océans en différents éléments chimiques. Les premières bactéries à se développer utilisèrent des matières minérales sans aide de la lumière dans des liquides et des gaz sans oxygène.

Ensuite d’autres bactéries utilisèrent la lumière et oxydèrent les ions sulfures en ions sulfates, qui furent repris par les bactéries sulfato-réductrices, ce qui permit l’oxydation ou la dégradation de la matière organique produite par les phototrophes anoxygéniques[4], avec l’aide éventuelle de la fermentation bactérienne et des bactéries méthanogènes. Sans oxygène dans l’atmosphère, ni dans les océans, le fer en provenance du manteau (volcanisme) était dissous dans l’eau marine et se présentait sous sa forme réduite c’est-à-dire sous forme de fer ferreux[5].

Puis vint la « révolution de l’oxygène »

À environ 2,5 milliards d’années (période du GEO), tout ce fer fut massivement oxydé formant les fameux ‘BIF’ (Banded Iron Formation[6]) actuellement exploités à l’échelle mondiale, notamment par Arcelor Mittal. Que s’est-il donc passé il y 2,5 milliards d’années ? Car cette oxydation nécessitait la présence d’oxygène… Ce changement majeur, cette révolution même, fut liée à l’apparition de bactéries munies de chlorophylle (cyanobactéries) qui produisirent l’oxygène enrichissant progressivement les océans, puis l’atmosphère. D’autres sources d’oxygène, sporadiquement plus importantes, impliquant notamment des communautés bactériennes différentes furent également présentes[7].
L’accumulation d’oxygène, surtout par les cyanobactéries, il y a 2,5 milliards d’années, ne fut cependant pas soudaine, les premières cyanobactéries apparaissant bien avant 2,5 milliards d’années sans que l’on puisse aujourd’hui préciser quand. Elles produisirent de l’oxygène qui fut rapidement neutralisé par des gaz réducteurs[8] (principalement l’hydrogène) issus d’une tectonique des plaques très intense recyclant la partie supérieure du manteau terrestre jusqu’à 2,5 milliards d’années. Avec le ralentissement progressif (sur quelques centaines de millions d’années) de cette tectonique, les gaz réducteurs n’étaient plus en mesure de neutraliser l’oxygène qui s’accumula et la plupart des bactéries anaérobiques furent décimées ou se refugièrent dans des microenvironnements particuliers qui les protégeaient de ce nouveau produit toxique…

Une autre conséquence de cette apparition de l’oxygène est, par exemple, la disparition de l’uraninite, minéral qui ne peut se former en présence d’oxygène. L’or des gisements d’Afrique du Sud a été arraché à des filons de quartz, ensuite transporté et déposé dans des méandres de rivières fonctionnant de 3,1 à 2,8 milliards d’années (Archéen), cet or est associé à de petits galets de sables roulés d’uraninite également transportés et nécessairement formés en milieu dépourvu d’oxygène.

Homo sapiens ne respirait sans doute pas exactement 21% d’oxygène

Ainsi le couplage tectonique des plaques et activité microbienne est à même d’expliquer les variations d’oxygène de notre atmosphère depuis plusieurs milliards d’années. Que ce système fonctionne depuis si longtemps est un véritable exploit au vu de la production de l’oxygène à court terme : si les 3,7 x 10^19 moles d’oxygène de notre atmosphère actuelle étaient liquéfiées, elles formeraient un liquide de 6 cm d’épaisseur recouvrant l’entièreté de la planète.

Les images satellitaires et mesures de la production végétale, algaire et bactérienne montrent que la production primaire nette de carbone est de 8,8 x 10^15 moles par année. Si l’on compare cette valeur à la quantité actuelle d’oxygène dans l’atmosphère, le calcul montre que cet oxygène est produit en 4200 années [9] et qu’en regard des temps géologiques, cette concentration est certainement instable.

A chacune de ses inspirations l’Homo sapiens d’il y a plus de 100 000 ans ne respirait sans doute pas exactement 21 % d’oxygène…

 

Notes

  1. La formation de la Terre date de 4,568 Ga ± 0,003 Ga (Ga = milliard d’années), les premiers organismes « développés » (métazoaires) apparaissent au Cambrien il y a 0,541 Ga ± 1 Ma (Ma = million d’années), les premières bactéries à l’Archéen il y a 3,8 Ga. Le Précambrien est divisé en Hadéen, Archéen et Protérozoïque (divisé en Paléo-, Méso- et Néoprotérozoïque).
  2. Il s’agit de l’espèce Meganeura monyi, appartenant à une lignée éteinte (famille Meganeuridae), apparentée aux libellules et demoiselles actuelles (ordre Odonata). Cette espèce fut découverte à la fin du XIXe siècle à Commentry, dans l’Allier en France. Cette hypothèse de gigantisme lié à un taux d’oxygène exceptionnellement élevé est sujette à controverse…
  3. Les fumeurs noirs ou cheminées, et sources hydrothermales sont des évents hydrothermaux situés à proximité des dorsales océaniques. Ils sont liés à l’activité des plaques tectoniques et évacuent une partie de la chaleur interne de la Terre. Ils sont le siège d’une vie sous-marine luxuriante.
  4. Il s’agit de bactéries utilisant la lumière comme source d’énergie dans un milieu sans oxygène.
  5. En solution aqueuse, l’élément chimique fer est présent sous forme ionique avec deux valences principales, Fe2+ ou ‘fer ferreux’ et Fe3+ ou ‘fer ferrique’ (ce dernier est par exemple à l’origine de la teinte de nombreux ‘marbres rouges’), Alain Préat –SPS n°313, juillet 2015.
  6. Ou gisements de fer rubané formant des minerais très riches en fer constitués de l’alternance centimétrique de lits ou lamines quartzitiques et de lits ou lamines riches en oxydes ferriques (principalement la magnétite Fe3O4 et l’hématite Fe2O3). Ils représentent 90 % du minerai de fer exploité dans le monde (ils sont très abondants entre 2,5 et 2,0 Ga, ils apparaissent vers 3,7 Ga et disparaissent vers 0,7 Ga).
  7. Suivant la réaction 4 SO42- + 2 Fe2+ + 4 H+ = 2 FeS2 (pyrite) + 2 H2O + 7 O2 (combinaison de deux réactions). Lorsque la pyrite est rapidement enfouie (cf. conditions géologiques particulières), de l’oxygène est libéré.
  8. L’hydrogène peut se combiner avec l’oxygène pour former de l’eau (réaction d’oxydo-réduction).
  9. Canfield, 2014 Oxygen, A Four Billion Year History, Princeton University Press, Oxford. En fait la photosynthèse est une transformation qui conduit à fixer dans les organisms vivants une quantitié de carbone égale à la quantité d’oxygène rejetée pour cela. Ainsi en divisant les 3,7 x 1019 moles par les 8,8 x 1015 moles par année, on obtient bine le nombre d’années nécessaires pour produire la quantité actuelle d’oxygène atmosphérique, soit 4200 ans.

Une réflexion sur « L’oxygène : un poison pendant plusieurs milliards d’années »

Répondre à Faucon M Annuler la réponse

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *