L’Europe peut-elle se passer du gaz russe ?

par Samuel Furfari, Professeur émérite Université Libre de Bruxelles
et Alain Préat, Professeur émérite Université Libre de Bruxelles

English version : CAN EUROPE COPE WITHOUT RUSSIAN GAS?

Les États-Unis  sont auto-suffisants depuis plusieurs années dans leur production énergétique surtout grâce au gaz de schiste (= ‘gaz de roche-mère), qui leur coûte 15 fois moins cher que celui dans l’Union européenne (UE), produit en très faible quantité. La Russie dispose de près de 200 milliers de  milliards de m³ ce qui en fait la première réserve mondiale prouvée de gaz naturel (20 %) devant l’Iran et le Qatar, elle est également le premier exportateur de gaz au monde. Les États-Unis, importateurs nets de gaz en 2016, sont devenus en l’espace de quelques années l’un des principaux  exportateurs mondiaux de GNL. En 2021, les États-Unis ont exporté 100 milliards de m³ (Gm³ ) de GNL (= Gaz Naturel Liquéfié, transporté par bateau sous forme liquide à une température de -161°C ).  La Russie ne pouvant prétendre, pour des raisons de réseaux de distribution des gazoducs,  à exporter son gaz que dans deux régions (l’Europe et l’Asie), s’est organisée en enlevant le monopole d’exportation à son géant du gaz – Gazprom – pour exporter elle aussi du GNL. 

Actuellement, Gazprom produit environ 550 Gm³ de gaz par an, auxquels s’ajoutent 100 Gm³ produits par les producteurs russes indépendants ou importés d’Asie centrale, soit au total un volume annuel de plus de 650 Gm³. Près des deux tiers sont consacrés à la consommation intérieure, tandis que 75 Gm³ sont exportés vers les pays de l’ex-URSS et environ 150 Gm³ vers l’extérieur, essentiellement vers l’Union européenne (ici).

L’Union européenne dépend à 45,3% [1] de son approvisionnement en gaz de la Russie, de 23,6% de la Norvège et plus de 10% de l’Afrique (Nigéria, Algérie, Libye), le reste provenant des Etas-Unis et du Moyen-Orient, particulièrement du Qatar. L’essentiel du gaz russe est distribué en Europe à travers trois importants gazoducs continentaux (Nord Stream 1 à travers la mer Baltique, Yamal-Europe qui traverse la Biélorussie et la Pologne, et Fraternité qui passe par l’Ukraine. Nord Stream 1 qui a une capacité de 55 Gm³ /an a été dupliqué par  un quatrième ayant la même capacité, le Nord Stream 2  financé par Gazprom (Russie) et des entreprises allemandes (BASF, Whintersall), et par Engie et Shell. Terminé, il devait rentrer en service à la fin d’une procédure administrative banale en 2022. Mais suite à la guerre en Ukraine le gouvernement allemand a décidé de suspendre sa certification. 

Le gaz représente environ un quart de la consommation énergétique de l’Union européenne. Il est surtout utilisé pour le chauffage domestique et industriel (70 %) ou pour produire de l’électricité (30 %). Bien que certains États membres de l’Union européenne produisent eux-mêmes du gaz, à l’image des Pays-Bas ou de la Roumanie, cette production est trop faible pour couvrir les besoins de l’ensemble des ménages et des entreprises du Vieux Continent. L’Union européenne doit donc aller chercher cette énergie ailleurs, et surtout en Russie (environ 150 à 170 Gm³  en fonction des rigueurs des hivers). L’UE reste de loin la première destination à l’exportation du gaz russe (78 % des exportations). La stratégie énergétique russe a pour l’UE principalement consisté à augmenter ses exportations.

Un embargo sur le gaz russe vers l’UE signifierait que la rente gazière russe serait bien réduite puisque tout son gaz exporté par pipeline va vers l’UE. Il ne leur resterait que l’exportation vers les terminaux GNL  situés en Asie (Chine, Japon, Corée et Taiwan). 

Du fait que les pays du Moyen-Orient ont des contrats de livraison de GNL avec les pays d’Asie, pour l’Union européenne le seul substitut crédible est le GNL provenant des États-Unis à condition que l’Administration Biden cesse son harcèlement envers les producteurs de gaz de roche-mère comme il l’avait promis durant sa campagne électorale.

Il suffirait d’avoir des ports équipés pour recevoir les méthaniers et de regazéifier le GNL. En Europe de nombreux ports sont équipés (Belgique avec Zeebrugge, Hollande, France, Espagne, Lithuanie, etc), mais étrangement l’Allemagne, alors qu’elle est le plus grande économie de l’UE, n’en possède aucun, les écologistes Allemands s’étant fortement et fermement opposés à cette « valve de sécurité ». Une fois regazéifié dans les ports européens, le gaz peut être redistribué n’importe où dans l’UE suivant les besoins à travers un réseau d’interconnection de gazoducs.

Le marché mondial du GNL en 2020 a porté sur 490 Gm3, soit 12,3 % de la consommation mondiale de gaz naturel et  2,6 % de la consommation d’énergie primaire. Plus de la moitié du GLN (50,9%) est exporté, le reste (48,1%) est délivré régionalement (gazoducs inter-régions, ici).
Le graphique ci-dessous montre l’importance qu’a pris le GNL dans les échanges gaziers mondiaux depuis plus de 20 ans :

Le GNL est récemment devenu la source essentielle de croissance des échanges de gaz naturel, soit plus que les échanges par gazoduc. Graphique de S. Furfari à partir de données de BP Statistical Review of World Energy, July, 2021. Le commerce mondial de GNL devrait ainsi plus que doubler d’ici 2040 pour atteindre 729 Gm3 (soit encore plus que les échanges actuels par gazoduc ). La part du GNL dans les échanges gaziers mondiaux serait alors de près de 60 % (in iris-france).

Les principaux producteurs exportateurs de GNL sont l’Australie (21,8%), le Qatar (21,7%) les Etats-Unis (12,6%), la Russie (8,3%), la Malaisie (6,7%) et le Nigéria (5,8%) (voir ici). Ils alimentent pour 60%à 70% le SE asiatique (surtout Chine, Japon, Corée, ces trois pays représentant 50% de la demande mondiale) et pour 21% l’UE. Pour se passer du gaz russe il faudrait que 160 Gm3 soient transférés du SE asiatique à l’UEce qui revient à amputer le SE asiatique de  50% de sa consommation ! Impossible donc !!

Contrairement aux gazoducs, les méthaniers vont où le marché le décide, à la demande, au plus offrant, cela engendrera une compétition EU-Asie avec des prix qui s’envoleront. Dans ce contexte la Chine, qui possède 28 terminaux gaziers, pourrait très bien acheter du GNL russe (notamment celui de Sakhaline c’est-à-dire en Asie) au rabais et le revendre au prix fort à l’UE, car la Chine n’a pas de gros problème énergétique vu qu’elle exploite sans problème son charbon très abondant et pas cher. Dans l’Accord Climatique de la COP21 de Paris (2015), la Chine (et l’Inde) ont habilement tiré leur épingle du jeu et se sont engagés à ne réduire progressivement l’exploitation du charbon qu’à partir de 2030 et sans donner de date pour l’abandon définitif , contrairement aux pays de l’UE qui après avoir réduit drastiquement l’exploitation de cette ressource éliminent aussi son utilisation (notamment le nouveau gouvernement allemand à prévu d’avancer la date de l’abandon définitif négocié par Angela Merkel en 2038 à 2030). La Chine remplacera donc le gaz par le charbon en menant une bonne opération financière.

De plus décréter un embargo sur le gaz russe, ralentira l’activité de Gazprom, de Rosneft, avec arrêt des puits d’exploitation etc., de sorte que in fine l’offre mondiale diminuera et les prix augmenteront en conséquence.

La conclusion est que la politique énergétique de l’ Union européenne de promotion des énergies renouvelables depuis 2005 avec la Road Map d’Angela Merkel, que l’on appelle « transition énergétique » ont conduit à une mise sous tutelle d’un fournisseur très dominant, la Russie et d’un seul produit le gaz. L’exemple le plus frappant est celui de l’Allemagne qui a supprimé ses centrales nucléaires et se prépare de faire de même pour ses centrale électriques au lignite pourtant très bon marché, pour se lancer dans les très chères énergies renouvelables dite intermittentes, au nom de l’écologie.  Comme cela ne marche pas (il n’y a pas toujours du vent pour l’éolien, ni de soleil  pour les panneaux solaires, etc.) l’Allemagne a  récemment dû construire de nouvelles centrales thermiques au gaz. Face à cette ‘catastrophe’ énergétique (voyez vos factures récentes d’électricité et de chauffage) de nombreux pays relancent leur parc nucléaire, y compris la Belgique.

Les énergies renouvelables sont-elles bien une faillite ? Oui, en janvier 2022 elles n’ont produit qu’un peu moins de 2% d’électricité aux heures de pointe.

Pourtant cette situation avait été envisagée …! En effet  en octobre 2000, la Commission européenne avait publié un livre vert sur la sécurité d’approvisionnement énergétique de l’UE. Elle définissait une stratégie de bon sens qui consiste à ne pas mettre tous les œufs dans le même panier. Premièrement, il convient de diversifier les types d’énergie primaire utilisée. Deuxièmement, il est prudent de diversifier les pays d’où l’on importe ces énergies et troisièmement, même pour une même énergie et un même pays, il est sage de diversifier les routes et moyens d’approvisionnement.

L’Allemagne illustre parfaitement cette erreur de la politique européenne de l’énergie : elle est  trop dépendante non pas du gaz naturel (il ne représente que 36 %), mais du gaz russe. En 2019 elle a importé 84 Gm³, dont 51 Gm³ de Russie. De plus seconde erreur, pour une économie aussi importante, l’Allemagne n’a pas construit un seul terminal gazier pour recevoir des méthaniers transportant du gaz naturel liquéfié (GNL) afin de s’approvisionner sur le marché mondial. Les écologistes se sont opposés aux divers projets présentés, car ils y voyaient la perpétuation de l’importation d’une énergie fossile.

Alors comment se sortir  de cette crise, de cette quadrature du cercle ? L’apport dans un proche futur  (au cours de 2022) des 15 Gm³ de gaz GNL des États-Unis permettra de réduire la dépendance de l’Union européenne vis-à-vis de la Russie de 8%, passant de 44% à 36%, notre ‘dépendance’ par rapport aux États-Unis passera quant à elle de  7% à 15%. L’initiative prévoit de pousser jusqu’à  50  Gm³ de GNL américain jusqu’en 2030. Rappelons que l’UE a encouragé les États membres à s’opposer à l’exploration – à plus forte raison l’exploitation – du gaz de roche-mère et à présent ils implorent les États-Unis de lui fournir ce gaz de schiste. Ne serait-il soudainement devenu  moins polluant ?

En s’approvisionnant à moyen terme ailleurs (Afrique et autres dont Norvège et Qatar)  la dépendance de l’UE par rapport à la Russie pourrait être de 25 %. Enfin, puisque le gaz naturel  est surtout utilisé pour le chauffage, une diminution des thermostats de chauffage pourrait contribuer à une diminution de 10% supplémentaires par rapport à la Russie.

 Ces scénarios  sont sujet à de fortes incertitudes tant que les infrastructures de regazéification ne sont pas plus développées. En effet, L’Europe manque  de structures pour décharger les cargaisons des navires vers le réseau des gazoducs, manque de sites de stockage et d’interconnections. Ce n’est guère surprenant puisque depuis des années on fustige les énergies fossiles et ne fait que promouvoir les énergies renouvelables. Comment penser que les investisseurs puissent investir dans les infrastructures manquantes alors que la Commission européenne ne cesse de répéter qu’il faut abandonner les énergies fossiles. Rappelons que les terminaux de regazéfication du méthane liquide coûtent très chers à construire, en général un milliard d’euros par terminal et nécessite près de deux années pour leur réalisation.  La plupart des terminaux actuels sont déjà saturés, et dans ce contexte celui de Zeebrugge, un atout pour la Belgique, sera agrandi d’ici à 2024.

 Les européens souhaitent s’affranchir complètement du gaz russe d’ici à 2027. En attendant l’Europe puisera aussi à 80% dans ses stocks stratégiques pour passer l’hiver 2022-2023.

Note

[1] Alors que tout le monde mentionne 40 %, dans sa communication du 8 mars 2021 la Commission européenne annonce un taux de dépendance de 45,3 %.

4 réflexions sur « L’Europe peut-elle se passer du gaz russe ? »

  1. De quelque nature qu’elles soient, les situations de « CRISES » sont révélatrices de besoins humains ou d’aspirations fondamentales… loin d’avoir été anticipés.

    L’UE aborde t-elle ici une crise de plus ? A l’observation, son leitmotiv « d’expérience progressiste » s’en accommode bien, tout au moins aux yeux d’éthérés de dirigeants qui sont mis aux commandes par 500.000.000 de citoyens UE !

    Depuis toujours, les énergies ont participé au développement humain (ou à son simple ‘maintien’). Il faut être aveuglé pour le nier (mais il se trouve une proportion de gens crédules et leurs dirigeants assez obtus pour soutenir cette dernière thèse). Après avoir adopté la posture verte de « l’autruche la tête dans le sable ou au ras des pâquerettes », cette crise-ci doit donc nous faire affronter les DURES RÉALITÉS… plutôt que de prêcher leurs utopies et des idéologies faussement moralisatrices !

    Les chiffres de « réserves prouvées » en gaz naturel qui figurent sur WIKI (2017) sont sous-estimés. Mais leur tableau est utile à consulter (les ordres de grandeurs/pays)… https://fr.wikipedia.org/wiki/Liste_des_pays_par_r%C3%A9serves_de_gaz_naturel_prouv%C3%A9es

    Au rythme des consommations requises pour « simplement soutenir la dynamique UE » ce ne sont pas les réserves norvégiennes à 0,94% de la Mer du Nord (ou même celles d’Alternate Sourcing) qui rendront pérennes notre développement socio-économique… PLUS cette nécessaire RÉINDUSTRIALISATION… dont nous parlent tellement des bureaucrates UE (qui ne l’ont jamais pratiquée sur le terrain) !

    Apprendre à « mettre de l’eau dans son vin » restera la recette d’une vie réelle d’interdépendances économiques ET politico-diplomatique !

    Si nous pratiquons nécessairement ces dernières « interdépendances » avec la dictature chinoise (!), autant que celles d’autres géographies (p.ex. islamisées), tandis qu’un farfelu Mr Biden s’accommoderaient p.ex. de la dictature au Venezuela (!)… plus en stimulant son « fracking national USA », l’UE doit aussi s’assouplir l’esprit profondément idéologisé.

    L’échéance ambiante de 2027 (c-à-d celle du « Green Deal » d’Ursula v d Leyen & ses consorts) reste un geste d’esbroufe auquel adhèrent évidemment les dirigeants susdits ! L’exercice mental et celui politique resteront fort ardus !

  2. On pourrait peut-être commencer à fracker en Europe ; Fonroche fracke bien pour une énergie soit disant écologique qui est la géothermie

  3. «  » » » »L’Europe peut-elle se passer du gaz russe ? » » » » »
    Est-ce que la Russie peut se passer de nous vendre son gaz ?

    1. @ frederic sommer des 02/04 et 07/04 : au-delà des techno-sciences…

      1) Géothermie (oui, jusqu’à qq. centaines de mètres), ça marche partout.
      Les écolos sont aveuglés en invoquant des drames géologiques potentiels qui se passeraient avec du fracking à 3.000 mètres. Mais fondamentalement, ce qu’ils veulent reste de « bannir les énergies fossiles » (ce dont se délectent les USA qui nous acheminent un infime % des besoins réels européens). D’où la posture des allemands de refuser l’application drastique des sanctions « gaz », bornées !

      2) Tout dans la vie mondiale ne peut se résumer pas aux seules considérations géologiques et à des gesticulations politiciennes… amplifiées par nos médias occidentaux (c-à-d nos gazettes et petits écrans absolument pas indépendants, prestataires de NEWS en copié/collé, qui restent des marionnettes sous contrôle de puissants pouvoirs d’Etats …flous… mais que nous pouvons deviner ) !
      Suffit de suivre les dessous de la géopolitique (en plus de la science pure).

      « Se passer de ? » Vite dit. Encore faut-il appliquer des chiffres sur les faits/idées.
      Tels p.ex. les sanctions US et celles émotionnelles UE qui consistent à se tirer un obus dans le pied ! Car la connaissance fine des impacts économiques (donc aussi ceux sociaux) à moyen/long termes doit révéler QUI perdra (à qui veut bien écouter). L’économiste tel Charles GAVE s’en est exprimé en détaillant les mécanismes sous-jacents ( ce qui impacte la vie de milliards de gens). Vous pouvez le suivre via Internet.

      Il y a une énorme marge entre les « dires de gesticulateurs politiques » (qui s’adressent au grand public …en présumant que nous sommes des naïfs…, tout en restant « eux, les élites » (sic) conscients d’autres enjeux socio-économiques!
      La vie ne peut s’arrêter sans générer des drames d’énorme ampleur mondiale.
      Ceci, les gouvernants UE doivent le savoir, ou ils sont drôlement incompétents!
      Bien cordialement,

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