Déterminer l’âge de la Terre, une bien longue quête

Texte de A. Préat (Université libre de Bruxelles).

Professeur émérite de l’Université Libre de Bruxelles. Citer comme A. Préat, « Déterminer l’âge de la Terre : une longue quête » http://www.pseudo-sciences.org/spip.php?article2618

22.03.2018

 

Echelle géologique de la Terre © International Commission on Stratigraphy (ICS) – Licence : Tous droits réservés

 

On pourrait croire qu’avec l’avènement de la physique nucléaire lié à la découverte de la radioactivité en 1896, l’âge absolu de la Terre aurait été facile à déterminer. Il n’en fut rien. Avant cela, le débat, voire les querelles sur l’âge de la Terre, étaient nombreuses.

D’après James Ussher (1581-1656), archevêque anglican d’Armagh et primat d’Irlande, qui se basait sur la chronologie biblique, la Création aurait eu lieu dans la nuit précédant le dimanche 23 octobre 4004 avant Jésus Christ (calendrier julien). Selon lui, la Terre serait donc récente ; ces déclarations furent prises pour argent comptant pendant près de trois siècles. Avant Ussher, cet âge était encore plus énigmatique : soit la Terre avait toujours existé (Aristote), soit elle avait « simplement » été créée avec l’Univers sans date précise (religions monothéistes).

L’âge biblique intrigua bien entendu de nombreux savants depuis la Renaissance (Kepler, Newton, Descartes, Kelvin, Halley …) qui utilisèrent des méthodes de calcul variées (érosion des reliefs, salinité des océans, refroidissement du Globe, distance Terre-Lune…) pour aboutir à des âges de quelques milliers d’années à quelques dizaines de millions d’années. Pour ces premiers scientifiques (ils étaient très nombreux), les temps géologiques étaient bien plus longs que les temps historiques. En 1721, Henri Gautier, inspecteur des ponts et chaussées en Languedoc, publia le chiffre de 35 000 ans à partir d’études sur l’ablation des reliefs. En réalité, ses calculs le menèrent à quelques millions d’années, mais il publia volontairement un âge faux pour éviter des problèmes avec l’Église

En 1859, Charles Darwin avança le chiffre de 300 millions d’années[1] ce qui laissait suffisamment de temps aux espèces vivantes pour évoluer. Face aux critiques, il se ravisa et proposa environ 40 millions d’années.

Géologie : apport de la chronologie relative, nouvelle impasse

Avec la parution des Principles of Geology en 1830-1833, Lyell fut un des pionniers de la géologie « moderne » en accordant une place primordiale au principe d’uniformitarisme déjà envisagé par James Hutton (1726-1797) : le présent est la clé pour comprendre le passé.

L’apparente lenteur des processus actuels à une échelle de temps humaine conduisit l’ensemble de la communauté géologique à un biais qui piège encore aujourd’hui nombre de (géo)scientifiques. Samuel Haughton (1821-1897) décréta que l’épaisseur des couches géologiques est proportionnelle à leur durée[2] (le rapport étant pour cet auteur one foot in 8,616 years) comme si tous les taux de sédimentation étaient les mêmes (en réalité, ils varient d’un facteur de 1 à 10 000 suivant le type de sédimentation). Cette fausse intuition ouvrit une nouvelle voie pour estimer l’âge de la Terre : on mesura l’épaisseur maximale des couches sédimentaires et on en déduisit l’âge de la Terre en les superposant. De 1860 à 1910, cette approche « intuitive » inadéquate fut pratiquée par la plupart des géologues et donna des âges très divergents compris entre 3 millions d’années et 1584 millions d’années pour la formation de la Terre.

Visiblement, on ne parvenait pas à s’en sortir, les couches étant caractérisées les unes par rapport aux autres suivant leurs caractéristiques et leurs processus de formation (= âge relatif).

Physique et géologie : la chronologie absolue apporte la solution

Il fallut attendre les travaux d’Ernest Rutherford en 1905 pour qu’une piste sérieuse s’amorçât : elle était liée à la découverte de la radioactivité par Henri Becquerel en 1896. Des atomes radioactifs (comme l’uranium, le thorium, le potassium, …) sont présents dans les roches ; on dispose ainsi d’un chronomètre interne indépendant du mode de formation des couches (par exemple des taux de sédimentation), ce qui permet la mesure d’âges numériques dits « absolus ». Le développement de cette méthode s’est cependant révélé particulièrement difficile : comme la désintégration radioactive se produit à une vitesse constante, connue, et que chaque atome radioactif (plus exactement chaque isotope[3] radioactif) est caractérisé par sa demi-vie on peut obtenir l’âge d’un minéral en mesurant (avec un spectromètre de masse) le rapport entre les isotopes-pères et les isotopes-fils pour autant que certaines conditions soient respectées.

On peut ainsi dater des durées représentant environ dix fois la demi-vie pour chaque isotope radioactif : la demi-vie du samarium 147 se désintégrant en néodyme 143[4] étant de 106 milliards d’années, on peut dater, en théorie, jusqu’à 1060 milliards d’années, soit près de 100 fois l’âge de l’Univers (13,7 milliards d’années). Par contre, avec une demi-vie de 5730 années, le carbone 14 – produit dans la haute atmosphère et transféré dans les organismes vivants via la photosynthèse – ne permet pas de remonter au-delà de 70 000 ans environ ce qui est déjà bien suffisant pour les archéologues.

Muni de cette méthode géochronologique, il fallut encore attendre 1953 pour mettre un point final à cette quête : Clair Patterson mesura les compositions isotopiques du plomb sur des fragments de plusieurs météorites (des météorites pierreuses ou silicatées et la météorite de Canyon Diablo|5]) et sur un échantillon représentatif moyen de la Terre (des sédiments océaniques), tous ces échantillons se situaient sur la même droite isochrone donnant un âge de 4,55 milliards d’années (aujourd’hui, avec l’amélioration des méthodes analytiques, le résultat est de 4,567 milliards d’années). Les astronomes avaient en effet montré que tous les objets solides du Système solaire (les planètes et leurs satellites, les météorites et les comètes) avaient été formés en même temps, lors du même processus.

Homo sapiens n’occupe ainsi que 0,000001 % de l’histoire terrestre… et le tabou de la Genèse n’avait plus lieu d’être. Durant cette première moitié du XXe siècle, géologues et physiciens se sont souvent confrontés : par exemple, le géologue Arthur Holmes se basant sur des analyses radiométriques estima en 1946 l’âge de la Terre à 3,35 milliards d’années ; cet âge fut immédiatement rejeté car, pour les astronomes de l’époque, l’Univers ne pouvait pas être plus vieux que deux milliards d’années. Que de progrès depuis lors : il y a quelques années, on a pu montrer que les plus anciens minéraux datés sont de petits cristaux de zircon de 4,4 milliards d’années[6] trouvés dans des sédiments de l’Ouest australien (dans les Jack Hills) ce qui suggère également la présence d’eau à la surface de la Terre ; l’eau est en effet nécessaire pour l’altération et l’érosion des plus anciennes roches terrestres retrouvées, qui se seraient formées seulement 160 millions d’années après la naissance de la Terre.

La géologie naissante au XVIIIe siècle n’a bien sûr pas attendu l’avènement de la géochronologie pour édifier une échelle des temps géologiques hiérarchisée : cette échelle stratigraphique est forcément disparate suite à l’impossibilité, jusqu’à il y a peu, d’estimer les durées des strates et suite aux nombreux biais inhérents à l’analyse des séries. Pourtant, elle est le fondement de notre représentation géologique du temps : depuis 1956 et tous les quatre ans, cette échelle est améliorée et publiée sur Internet. Finalement, la géologie s’est construite, comme la plupart des autres sciences, à partir de biais ou de fausses intuitions (génération spontanée en biologie, théorie de l’éther en physique, théorie du phlogistique en chimie…) ce qui engendra d’autres querelles…

Notes

  1. Cette estimation de 300 Ma représentait pour Darwin le temps écoulé depuis la fin du Mésozoïque. Cette durée est surestimée (en réalité elle est de 65 Ma), mais l’ordre de grandeur est correct.
  2. En réalité il n’y a aucune relation entre ces deux grandeurs : des couches de 50 cm peuvent représenter plusieurs millions d’années (= séries « condensées pélagiques ») alors qu’une même épaisseur peut correspondre à quelques secondes ou moins (« tsunamis », turbidites, chenaux …, leur empilement sur des centaines de mètres, ou plus, donnant lieu aux « séries compréhensives ».
  3. Isotope : définit les atomes qui ont le même numéro atomique, mais des masses différentes (c’est le nombre de neutrons qui diffère, le nombre de protons étant le même pour un élément donné). Les atomes radioactifs naturels se désintègrent (la composition de leurs noyaux se modifie). La période ou temps de demi-vie d’un isotope radioactif correspond au temps nécessaire à la désintégration de la moitié de la quantité initialement présente d’isotopes Les demi-vies sont très variables, d’un isotope à l’autre, comme on peut le voir dans le texte
  4. Tous les atomes d’un élément donné ont le même nombre de protons dans le noyau (voir note ci-dessus), mais pas toujours le même nombre de neutrons. Ainsi, par exemple, tous les atomes de néodyme (Nd), élément de numéro atomique 60 contiennent 60 protons auxquels s’ajoutent 83 neutrons (soit 143-60) dans le cas de l’isotope 143Nd (néodyme 143).
  5. Il s’agit d’une météorite ferreuse (elle contient également du plomb, du nickel, des microdiamants…) d’environ 300 000 tonnes qui s’est écrasée il y a environ 50 000 ans à une vitesse de 14 km/s en Arizona. L’impact a créé un immense cratère, le « Meteor Crater», un des plus connus au monde, avec un diamètre d’un peu plus d’un kilomètre et une profondeur de près de 200 mètres, dans lequel s’entraînaient les astronautes des missions Apollo. L’énergie dégagée lors de l’impact équivaudrait à celle produite par 150 bombes d’Hiroshima. Les fragments de cette météorite ont été utilisés par les Amérindiens comme source de fer.
  6. Minéral commun (silicate de zirconium) dans la plupart des roches magmatiques et métamorphiques. Très résistant, il se retrouve dans les sables d’altération. On peut le dater facilement car il contient de l’uranium et du thorium.

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