Les tribulations de l’industrie européenne

Jean-Pierre Schaeken Willemaers, Institut Thomas More 
Président du pôle Énergie, Climat, Environnement

Ces dernières décennies, les décideurs politiques européens ont sous-estimé l’importance de l’industrie manufacturière. Ce n’est que depuis quelques années qu’ils se sont rendus à l’évidence que sans une industrie florissante, l’Union européenne (UE) risque de devenir une puissance secondaire, laissant le champ libre aux superpuissances que sont les États-Unis et la Chine.

L’UE et ses États membres se sont focalisés  sur la politique climatique, mobilisant des moyens financiers et humains énormes diminuant d’autant les ressources nécessaires au développement de son industrie et fragilisant la sécurité d’approvisionnement énergétique. La priorité absolue de « sauver la planète »  est très largement diffusée par nombre de médias européens et en particulier, par la télévision qui s’y réfère quotidiennement dans ses actualités, publicités, débats et interviews.

L’avalanche de ces messages quasi identiques et sans cesse répétés est-elle un signe précurseur de l’imposition d’une pensée unique ?

L’obsession d’imposer l’urgence climatique dans les esprits va jusqu’à envisager d’intégrer des cours sur le climat dans le programme d’enseignement dès l’école primaire alors que la véritable urgence est de remédier au déclin du niveau des connaissances de base (orthographe, expression orale, etc.).

De quels handicaps souffre l’UE dans sa quête de rétablir la puissance de son industrie?

De nombreuses entreprises publiques et privées européennes ont longtemps préféré sous-traiter, voire délocaliser leurs productions industrielles, pour profiter d’une main-d’œuvre meilleur marché et d’un environnement juridique favorable, plutôt que d’investir sur le territoire de l’Union.
En outre, le contrôle strict des aides d’État, imposé par l’UE, handicape la compétitivité de son industrie. Nos grands concurrents, en revanche, ne s’embarrassent pas de pareilles restrictions. La Chine ne cesse d’investir directement de l’argent public dans ses industries clés d’importance stratégique et les États-Unis font de même par le truchement, notamment, de  l’Inflation Reduction Act et du Chips for America. Ces deux pays affichent, d’ailleurs,  leur protectionnisme sans état d’âme.

L’approche politique et industrielle européenne rappelée ci-dessus a conduit progressivement à une diminution de personnel qualifié en technologies de pointe indispensables à l’industrie du futur ainsi qu’à une carence  de formations spécifiques tant managériales que techniques.
Or, sans un socle solide de compétences,  il est extrêmement compliqué, sinon impossible d’assurer la relance du secteur industriel, d’autant plus que celle-ci s’avère  être un parcours difficile, semé d’embûches dans un contexte d’inflation, de coûts élevés de l’énergie et du travail ainsi que de pénuries de matières premières.

Face aux stratégies des deux superpuissances, l’UE n’a d’autres choix que de revoir les siennes. S’inscrivent dans cette optique, entre autres, le Fonds de souveraineté européen et la tendance (hésitante) à l’assouplissement de la réglementation relative aux aides d’État.

Ce changement de politique, encore timide, n’est, toutefois, pas suffisant pour inciter au rapatriement d’usines délocalisées, voire à attirer en grand nombre des entreprises étrangères championnes dans le secteur de l’Internet, ni d’ailleurs au développement d’une industrie de pointe sur le territoire européen, comme expliqué dans ce qui suit. Actuellement, c’est plutôt l’inverse qui se passe.
Pour améliorer sa compétitivité, l’UE ne pourrait-elle pas, par exemple, autoriser l’exploitation encadrée des ressources énergétiques fossiles disponibles sur son propre territoire, une énergie bon marché et disponible en tout temps étant la base du rebond industriel?

L’Allemagne, la plus grande puissance économique de l’UE ayant de loin la plus grosse concentration d’entreprises manufacturières en Europe, a alloué 200 milliards d’euros pour soutenir sa politique économique et pour limiter le prix de l’électricité et du gaz facturé aux entreprises industrielles [1]. Il faudra des années pour que l’Allemagne puisse compenser (à quel prix ?) la disparition des importations massives de gaz russe (52 % de la consommation de gaz) par du GNL (gaz naturel liquéfié), selon un rapport récent du ministère allemand de l’Économie? [2]. 
Entretemps, elle continue de brûler des combustibles fossiles, dont le charbon, pour rester compétitive et soutenir ses exportations, celles-ci étant le fondement de sa prospérité.

Les combustibles fossiles représentent aujourd’hui environ 80 % du mix énergétique mondial, soit à peine moins qu’il y a quarante ans. Le pétrole alimente près de 95 % des transports, le gaz et le charbon les deux tiers de l’électricité mondiale, ceci malgré les centaines de milliards de dollars investis dans les ENR (énergies renouvelables). Ces dernières ne représentent que 12 % de l’électricité mondiale et 5 % de l’énergie primaire [3].

Un autre facteur décisif pour assurer la compétitivité de l’industrie européenne est l’intégration du numérique et plus particulièrement de l’intelligence artificielle tant dans la gestion que dans la production industrielle. La maîtrise de l’approvisionnement en semi-conducteurs est essentielle pour le développement de l’IA.
C’est dans cette perspective qu’en février 2022, la Commission européenne a soumis au parlement européen son plan de 43 milliards d’euros en faveur de l’industrie des semi-conducteurs. Ce projet de règlement prévoit 11 milliards de subventions pour financer la recherche et autorisera 30 milliards d’aides publiques des États membres à des industriels du secteur ainsi qu’un fonds de 2 milliards pour les start-up actives dans ce domaine [4].

Le règlement européen sur les semi-conducteurs vise à remédier à la pénurie actuelle de semi-conducteurs, à assurer la souveraineté technologique de l’Union européenne et à doubler sa part du marché mondial  qui passerait de 10 % à au moins 20 % d’ici à 2030 [5]. L’UE souhaite ainsi réduire sa dépendance vis-à-vis de l’Asie dans ce secteur stratégique.
Toutefois, le montant précité de 43 milliards n’est pas à la hauteur de ses ambitions. Pour étayer ce propos, une comparaison avec d’autres pays concurrents est révélatrice.

Sur les 80 milliards d’euros qui seraient injectés sur dix ans pour créer un écosystème de puces (chips) de nouvelle génération en Europe, le géant américain Intel a confirmé un premier investissement de 33 milliards. L’Allemagne remporte le gros lot avec une méga-usine à Magdebourg (Saxe-Anhalt) [6].
Dans le même temps, IntelCorp a annoncé un investissement jusqu’à 100 milliards de dollars pour construire dans l’Ohio le plus grand complexe de fabrication de puces au monde, afin d’augmenter ses capacités dans un contexte de pénurie mondiale de semi-conducteurs utilisés dans de très nombreux produits aussi divers que les smartphones ou les voitures [7].


De son côté, l’État fédéral américain, dans le cadre de son plan Chips for America, a décidé de subventionner directement les entreprises actives dans ce secteur ainsi que dans la technologie des semi-conducteurs de nouvelle génération, à condition que productions et recherches se fassent sur le territoire national.

Les États-Unis sont  très attractifs, bien plus que l’UE, pour des entreprises étrangères grâce à sa puissance économique, sa stabilité et son rayonnement international. Ainsi, TSMC (Taiwan semiconductor manufacturing Company) investit dans deux usines de semi-conducteurs aux EU pour un total de 40 milliards de dollars. La production est censée y démarrer d’ici à 2024 pour la première et 2024 pour la deuxième [8]. Cette annonce intervient après des promesses d’investissement de la part d’autres géants américains comme Micron et IBM.

La Corée du Sud est encore plus ambitieuse avec un budget de 369 milliards sur 10 ans, dont plus de 100 milliards pour Samsung [9].

On ne peut que constater que les efforts de L’Union européenne sont bien modestes par rapport au volontarisme de ses concurrents au niveau mondial. Sera-t-elle en mesure de rattraper son retard industriel de manière générale et numérique en particulier ? 
Les États membres sont-ils suffisamment conscients que pour atteindre les objectifs précités, une formation de qualité dans le domaine des technologies numériques est indispensable dès les études secondaires et ensuite dans certains cursus de l’enseignement supérieur ?

NOTES

[1] Is this the end of made in Europe?, Charlie Cooper and Giogio Leali, Atlantico, 9 January 2023.

2 L’Allemagne en a pour des années à remplacer le gaz russe, Transitions et Energies, 25 janvier 2023.

3 Énergies renouvelables : la nouvelle dépendance minière, Philippe Charlez, Institut Sapiens, 25 janvier 2023.

4 Semi-conducteurs : Bruxelles prône un plan à 43 milliards d’euros pour une production européenne, Le Parisien avec AFP, 28 février 2022.

5 Conseil de l’UE, communiqué de presse, décembre 2022.

6 Intel engage 33 milliards d’euros dans les semi-conducteurs en Europe, L’Usine nouvelle, 16 mars 2022.

7 Intel va investir jusqu’à 100 milliards de dollars pour construire le plus grand site de fabrication de puces de la planète, IntelCorp, 21 janvier 2022.

8  Semiconductors made in America : Joe Biden se félicite des investissements gigantesques de TSMC, Libre Écho, 12 décembre 2022.

9 La Commission européenne entre illusions et dogmatisme, Cyrille Dalmont, 10 octobre 2022.

Une réflexion sur « Les tribulations de l’industrie européenne »

  1. «  » » » » »Un autre facteur décisif pour assurer la compétitivité de l’industrie européenne est l’intégration du numérique et plus particulièrement de l’intelligence artificielle tant dans la gestion que dans la production industrielle » » » » » »
    Il est donc très important de remplacer nos politiques par des robots avec de l’intelligence artificielle

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