Le paradigme de la science moderne est en danger

par Ernest MUND
Directeur de recherches honoraire du FNRS,
Professeur extraordinaire émérite UCL.

L’affirmation peut surprendre. Elle a cependant pleinement du sens si l’on accorde toute l’attention nécessaire au mouvement appelé wokisme. Le danger est loin d’être extrême mais il faut le mettre en lumière afin d’en prévenir des conséquences potentielles très  néfastes.

Le terme ‘wokisme’ est issu du vocable afro-américain ‘woke’ qui se traduit par éveillé.
Il désigne la conscience de problèmes liés à la justice sociale et rappelle les nombreux réveils de puritanisme qui se sont produits aux Etats-Unis depuis leur création en 1776. C’est la raison pour laquelle le philosophe J.F. Braunstein qualifie le mouvement de religion dans l’ouvrage fondamental qu’il a consacré au sujet [1]. Le mouvement a pris racine dans des cercles universitaires américains promouvant la théorie du genre et dénonçant dans la foulée la biologie en tant que science viriliste, voire même raciste parce que développée par des mâles hétérosexuels blancs. 

Galilée et la lunette d’observation du firmament

Cet exemple de religion universitaire est unique à ce jour, les universités en Occident ayant traditionnellement été tout au plus – au début de leur existence – des zélatrices de religions établies et non des créatrices de nouvelles croyances. De la biologie les accusations de virilisme et de racisme ont été étendues à d’autres disciplines y compris aux mathématiques, couvrant peu à peu l’ensemble des sciences exactes. Cette hostilité à l’égard des sciences est congénitale au credo du mouvement avec, en particulier, une opposition affirmée à la reconnaissance d’une réalité objective et d’un principe d’universalité. Bref, le wokisme est en opposition radicale et totale avec l’esprit des Lumières. L’Histoire offre ici une surprise étonnante : qui eut cru, il y a à peine quelques années, qu’une attitude inverse de l’émancipation de la science par rapport aux contraintes d’une religion fût possible ? C’est pourtant exactement ce qui se passe : l’opposition du wokisme à la science est l’exact inverse du changement de paradigme de la connaissance survenu à l’époque de Galilée (avec l’émancipation de la science par rapport à la Révélation) lié lui aussi à l’impérialisme de la race blanche.  

L’antagonisme entre wokisme et sciences ne s’arrête malheureusement pas là. Fin août 2022, Steven Pinker spécialiste réputé des sciences cognitives à l’université de Harvard s’insurge dans un tweet [2] contre la revue Nature Human Behavior qui a décidé de remplacer le processus de sélection des travaux que tous les chercheurs professionnels pratiquent depuis des générations – la revue par les pairs/peer review – par une simple certification de conformité des auteurs aux exigences du credo woke. Conscient de ce que la déclaration implique, il annonce qu’il cessera dorénavant de collaborer avec cette revue. Il n’est pas le seul à comprendre le danger : dans une tribune du Wall Street Journal du 27 avril dernier, deux universitaires américains en biologie et en chimie, Jerry Coyne et Anna Krylov [3] dénoncent cette même pratique, progressivement répandue dans les revues scientifiques.

Si la méthode était appliquée à l’ensemble des revues scientifiques toutes disciplines confondues, la qualité des travaux et leur sélection en vue de publication, deviendraient beaucoup plus difficiles à garantir. Ceci pourrait éventuellement être considéré comme une chose accessoire, sauf que la qualité des publications est une exigence primordiale pour l’obtention de crédits de recherche. Il est assez facile d’imaginer les conséquences négatives qu’une telle décision entraînerait. Par ailleurs cette décision aurait certainement un impact sur le développement des contacts entre chercheurs talentueux, la possibilité pour les plus jeunes d’entre eux de se faire connaître hors d’un cercle proche devenant nettement plus difficile. Il en résulterait à coup sûr un ralentissement du rythme des progrès scientifiques. L’Europe étant sensible au wokisme, la pratique de la certification des auteurs et les nominations dans les enseignements supérieur et universitaire ainsi que dans la recherche, pourraient aussi y être introduite à relativement brève échéance. On sera très attentif à ce risque en ce qui concerne ces nombreuses institutions en Belgique dans les trois régions du pays. 

On aura compris que le ‘système’ voulu par le wokisme est un refus de la primauté du mérite sous le faux prétexte de l’égalité des chances. Or, le mérite est un pilier essentiel de l’épistémologie libérale, de l’humanisme et de la démocratie comme l’exprime très clairement un collectif de 29 scientifiques dénonçant les tentatives d’emprise du wokisme : « L’entreprise scientifique, fondée sur le mérite, s’est avérée extrêmement efficace pour engendrer des progrès technologiques, réduire des écarts sociaux et améliorer la qualité de vie à l’échelle mondiale » [4].

Pour les tenants du wokisme, il n’est peut-être meilleure façon d’éliminer un système auquel on s’oppose (ici l’ensemble des sciences pures) sans avoir l’air d’y toucher, que de le rendre aussi médiocre que possible.

La subordination de la crédibilité scientifique au credo politique dominant n’est pas un phénomène nouveau. L’URSS de Joseph Staline avait adopté cette attitude dans les années 30’ à l’égard du biologiste et agronome Trofim Lyssenko, opposé aux travaux de Mendel sur l’origine chromosomique de l’hérédité. Il était partisan d’une origine environnementale de cette dernière conformément à la vision d’un de ses collègues Ivan Mitchourine. L’exigence de conformité à la théorie ‘officielle’ – baptisée Lyssenkisme – fut une véritable catastrophe pour la recherche biologique et agronomique en URSS qui ne se remit jamais totalement des errements dans lesquels elle avait été engagée. Si le wokisme parvenait à ses fins en cette matière, il est quasi certain que les conséquences en seraient identiques en Occident. 

Ce qui ne manque pas d’inspirer de l’inquiétude est le fait que la société industrielle d’aujourd’hui a de nombreux ennemis et que ceux-ci pourraient en tirer parti. Au nombre des ennemis figure le mouvement d’écologie profonde pour lequel l’avenir de l’humanité se réduit à la décroissance, gage d’impasse sur la destinée prométhéenne de la technologie [5]. 

Les déclarations sans nuances de la députée EELV (Europe Ecologie les Verts) Sandrine Rousseau, relatives au droit à la paresse et à l’excès de rationalité dans la conduite de la société actuelle, font preuve d’hostilité à l’égard d’une politique industrielle et de son corollaire, le libéralisme économique. Se proclamant par ailleurs éco-féministe, elle fait siennes les affirmations wokistes au nom de l’intersectionnalité de la lutte contre le « suprématisme blanc » et toutes ses réalisations passées et présentes, englobant ce développement. 

La société industrielle est certes loin d’être parfaite dans sa forme actuelle ; elle comporte de nombreux défauts incontestables tels pollutions, déchets et gaspillages de matières premières. Il faut donc veiller à les corriger pour la rendre plus acceptable sous l’angle des préoccupations environnementales. Mais elle doit être défendue bec et ongles. S’attaquer au paradigme de la science moderne comme le programme le mouvement wokiste serait lui porter un coup mortel. Sa disparition serait une catastrophe pour l’avenir du genre humain.      

NOTES

[1] J.F. Braunstein, ‘La Religion Woke’, Grasset (2022)

[2] https://twitter.com/sapinker/status/1563179979667476482

[3] https://www.wsj.com/articles/the-hurtful-idea-of-scientific-merit-controversy-nih-energy-research-f122f74d

[4] D. Abbot et al. ‘In defense of Merit in Science’, Journal of Controversial Ideas 2023, 3(1)

[5] N. Georgescu-Roegen, ‘La Décroissance – Entropie, Ecologie, Economie’, Sang de la Terre, 2020

6 réflexions sur « Le paradigme de la science moderne est en danger »

  1. Merci Professeur Mund d’oser dénoncer l’actuelle ambiance mondiale.
    Votre article pose clairement la « question du sens » parmi des travaux dits scientifiques et la perte de ce sens occasionnée sous la pression des « dogmes et présupposés ». Enfin, il éclaire sur les ravages auxquels cela nous entraîne déjà.
    La déferlante mondialisé du « wokisme » n’en est qu’un des vecteurs sociaux !

    Trois facteurs semblent aussi influencer une perversion potentielle :

    1° Oui, la nature commerciale (!) des « revues scientifiques », qui les pousse à la rentabilité… par une élimination de ces coûteuses et laborieuses procédures de peer-reviews ! Qu’en adviendrait-il ainsi avec l’usage de l’IA dans leurs publications futures ?

    2° En matière d’affaires (business) : l’excès de concurrence (l’hyper-concurrence / hypercompetition) engendre certains effets pervers. La chose fut très bien démontrée [ Richard A. D’Aveni, 1994 448 pages (*) ]. L’hyperconcurrence est pourtant bien présente entre les universités … ici et là.

    3° L’ingérence excessive des pouvoirs politiques dans l’orientation de la R&D publique/privée. Tant comme l’État « fournisseur de moyens » que celui d’État « définisseur ‘idéologisé’ quant aux axes et objectifs à atteindre ».
    En ce domaine, la puissance d’influence UE doit questionner (cfr. les contrats-cadres, directives législatives, etc.)

    Observons que notre monde scientifique est assujetti à ces pressions imbriquées : chercher (et découvrir – produire – innover), sous la double contrainte des compétences-coûts ET du temps d’élaboration de résultats escomptés ! Qu’il s’agisse de la recherche appliquée et/ou celle fondamentale, chacune peut succomber sous ces pressions. Stimuler ? Certes oui, mais avec plus de lucidité !

    Il se constate alors des déviances méthodologiques et celles sur des données d’expérimentation. Chiffres et modèles qui échappent aux réalités. Non seulement à propos d’une jeune science « climatologie », mais autant en matière de santé publique (cfr. les distorsions de statistiques officielles publiées lors du covid-19 ?). Récemment encore des flous et distorsions se font jour à propos du leitmotiv « disparition massive des espèces ». Procède-t-on là ‘méthodiquement’ au recensement et au comptage d’espèces végétales ou animales par des ‘bénévoles’ (?) et sur quels champs d’observation ? Par une compilation de données en nos seuls jardins ? Ou avec plus de rigueur au travers des réalités d’une immensité naturelle, celle-ci s’étendant sans frontières ! Permettons donc le doute…

    En un exemple de « domaine étoilé », Christian Magnan (un astrophysicien français, sous-directeur de laboratoire honoraire au Collège de France) écrivait dès 2005 :
    [[ Ce livre est né d’un mouvement de colère en entendant certains astrophysiciens s’exprimer comme si leurs modèles théoriques étaient capables de faire naître l’Univers, de reproduire la totalité de l’histoire cosmique et enfin d’engendrer la vie. Or le pouvoir quasi divin dont ces savants se prévalent ainsi est largement usurpé. Ils travestissent la vérité en interprétant des faits de façon tendancieuse et en arrivent à énoncer des contrevérités. Ainsi pervertie, la science dérive vers un spiritualisme malsain propre à créer la confusion entre physique des astres et métaphysique.]]
    Publication : nov.2005 ; 344 pages ; ISBN : 2-7475-9588-9

    Où passent ainsi la rigueur scientifique, le sens critique et l’ÉTHIQUE intellectuelle qui doivent s’y associer ? Plusieurs auteurs constatent des relâchements de cette rigueur et de la culture scientifique au sens large. Au plan humain et/ou celui organisationnel, nous devons parfois y ajouter des « conflits d’intérêts »… entre parties sous contrats. Lorsqu’ils ne sont pas occultés, les cas avérés se révèlent assez nombreux !

    Tandis que la science rigoureuse et pragmatique serait en expansion à l’Est et en Asie… notre Occident (USA et UE) risque bien de verser dans ces religiosités nouvelles et une « production intellectuelle » à bon marché (ou celle d’un sensationnel aveuglé, via fake news…).
    …………………………………………….
    (*) https://books.google.be/books?hl=fr&lr=&id=gGsqdN8mexoC&oi=fnd&pg=PT6&dq=d%27aveni+hypercompetition&ots=ifaSUTQB7N&sig=e8RSUAqqg_F1br57JXzwBgkSvzY#v=onepage&q=d'aveni%20hypercompetition&f=false

  2. Déconsidérer la science aux yeux des contemporains non spécialistes est également le résultat du climatisme catastrophique délirant du GIEC dont les mensonges sont repris en cœur par des gouvernements occidentaux inconséquents, excluant de fait l’Occident du cercle de la rationalité aux yeux du reste du monde stupéfié par cette crise de démence sénile aussi soudaine qu’inattendue.

    On peut trouver remarquable que la science moderne soit attaquée de toutes parts précisément au moment où, dans un retournement historique spectaculaire, les résultats scientifiques les plus récents conduisent à démontrer l’irrationnalité du matérialisme et, par suite, l’existence de Dieu. Désormais, science et religion feront route ensemble, malgré le wokisme, le climatisme et tous ces néo-paganismes tellement absurdes qu’ils en paraissent diaboliques.

    1. Monsieur Roger, votre réponse est pleine de bon sens. Il est vrai qu’avec la science, le matérialisme se soit manifesté au 19e siècle, notamment pour contrer les croyances. Mais avec les progrès de la physique, on s’est aperçu que les lois de l’Univers sont incroyablement précises (les constantes, etc.), à telle enseigne que les plus grands physiciens, eux-mêmes croyants, se sont interrogés sur la trace magique ou divine qu’elles laissent. Vous dites que science et religion doivent faire route ensemble. C’est la meilleure chance pour l’humanité en effet. Sauf que je dirais plutôt science et psychisme. Il n’y a pas de Créateur, car qui dans ce cas a créé le Créateur ? Je suis de ceux qui pensent que les êtres psychiques évolués, Dieu, les archanges, les saints , les mystiques, etc. font intrinsèquement partie de l’Univers, en tant qu’êtres psychiques évoluant à côté d’êtres physiques. C’est un petit détail qui peut choquer, mais au final ce détail ne change rien à votre conclusion. Il est trop tôt pour statuer sur ce genre de discussion. Notre civilisation n’en est encore qu’au stade 1 sur 3 dans l’échelle de Kardachev sur les civilisations galactiques. Quand nous en serons au stade 3, mon propos ne sera probablement plus hérétique, un Dieu Créateur étant une notion familière pour les civilisations de type1.

      1. Tentative de réponse en quelques mots à votre question « qui a créé le créateur ». Si l’univers dans ses quelques dimensions a un début (le big bang) et une fin probable (sa mort thermique par épuisement), il a obligatoirement une cause, un créateur. Alors, qui a créé le créateur ? A l’évidence, c’est le créateur du créateur ! A ce stade, nous serions tentés d’y voir une chaine infinie de causalités qui se succèderaient mais si c’était le cas, nous n’existerions pas puisque notre propre créateur ne serait même pas encore créé (le principe de l’infini est qu’on n’atteint jamais la cible, la cible étant l’univers physique y compris nous tous). Puisque nous existons bel et bien, la chaîne de causalités ne peut pas être infinie et il y a donc nécessairement un créateur initial. Ce créateur initial est par définition la seule entité sans cause, la seule entité qui se justifie par elle-même, ce qui implique qu’elle n’a ni début ni fin dans une infinité de dimensions. N’ayant ni début ni fin dans une infinité de dimension, Dieu est tout. Autrement dit, Dieu est unique. Conséquence de ce qui précède, il ne peut pas exister de créateur au créateur.

        Pour aller un peu plus loin, si tout dans l’univers a une cause (sinon nous assisterions en permanence à l’apparition et la disparition chaotiques d’objets improbables, sorte d’univers Picasso où la vie serait impossible), il existe l’exception notable de l’intelligence humaine, libre à l’image de Dieu, capable de création. On peut ici percevoir trois Créations en une, trois interventions divines successives nécessaires : l’univers tout d’abord, ensuite la vie, enfin l’intelligence humaine. En effet, la vie comme l’intelligence humaine semblent improbables, voire même illogiques au sein des lois régissant l’univers (une intelligence créatrice, capable de création sans cause, est parfaitement illogique au sein de notre univers). Comme elles ne peuvent être des conséquences de l’univers existant, leurs causes ne peuvent être que divines.

        Un exemple typique de création sans cause issue de l’intelligence humaine ? Le réchauffement climatique anthropique, bien sûr ! Et voilà, par l’absurde, que le RCA démontre l’existence de Dieu, mais également du diable évidemment, vu le nombre de possédés récitant stupidement les dogmes ineptes de cette nouvelle religion païenne. Au moins, la foutaise du RCA aura servi à quelque chose.

        1. Monsieur Roger, vous écrivez : « l’univers tout d’abord, ensuite la vie, enfin l’intelligence humaine ». Cette affirmation est très réductrice, et risque d’être ébranlée face une intelligence extraterrestre. De nombreux physiciens, et non des moindres, pensent que la vie est foisonnante dans notre Univers. Mais ce site n’est pas le plus approprié pour en parler. Dommage, car votre commentaire est long, étayé et intéressant. Et pardon si mes propos iconoclastes vous ont quelque peu irrité dans vos convictions parfaitement respectables.

          1. Aucune irritation, rassurez-vous. Je suis généralement tolérant et c’est toujours un plaisir de s’expliquer.

            Je ne comprends pas en quoi mes propos seraient contradictoires avec l’existence d’une vie extraterrestre foisonnante (j’en suis quasiment convaincu) , voire d’une intelligence extraterrestre (là, je le suis beaucoup moins, mais sait-on jamais). Rien n’interdit de penser que le Créateur a agi à divers moments à divers endroits.

            Quant à rencontrer cette intelligence éventuelle, j’en doute. Soit ils sont au même niveau de développement que nous et les distances rendent la rencontre impossible. Soit l’écart de développement est abyssal, et ils nous considéreront comme des moustiques à éliminer (l’inverse étant également vrai). Mon point de vue est que l’intérêt de savoir si cette intelligence existe est très limité, pour ne pas dire inexistant. Nous allons devoir nous contenter de l’humanité telle qu’elle est.

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