Evaluation du coût de blackout dans l’Union Européenne

par Ernest MUND
Directeur de recherches honoraire du FNRS,
Professeur extraordinaire émérite UCL.

La fourniture d’électricité est essentielle au développement économique d’une nation et à son harmonie politique et sociale. Les profondes mutations subies actuellement par le système électrique dans lequel la part des énergies renouvelables intermittentes ne cesse d’augmenter, présentent des risques pour cette fourniture. Il importe d’en assurer la sécurité. Evaluer le coût d’un blackout est donc un élément d’information essentiel, qui devrait être pris en compte dans toute décision future d’investissement en matière de génération de puissance.

L’Energie Institut de la Johannes Kepler Universität à Linz (Autriche) a développé depuis quelques années une grande expertise dans l’évaluation des conséquences macro-économiques de pertes de la fourniture d’énergie électrique à moyenne et grande échelles en espace. Le sujet est très complexe et pluridisciplinaire. Comment attribuer en effet, une valeur marchande à des pertes essentielles au fonctionnement d’activités économiques (e.g transport, télécommunications, accès à des banques de données …) ou d’activités sociales (loisirs, spectacles, manifestation culturelles …) qui échappent à l’évaluation marchande courante ? Dans un premier temps il a développé une méthodologie particulière pour l’évaluation des coûts indirects et à long terme d’un blackout en Autriche. C’est le modèle APOSTEL (Austrian Power Outage Simulation of Economic Losses) décrit dans la référence [1]. Dans un second temps il a développé dans le cadre du SESAME Project de la Commission Européenne, un outil de calcul intitulé Blackout-Simulator. Cet outil permet de calculer les conséquences macro-économiques d’une interruption de la fourniture d’électricité – ce qui est aussi le coût de la sécurité de fourniture – à l’échelle européenne sur base de la même méthodologie [2]. L’outil, d’une utilisation très simple, est disponible sur le web (voir ici).

La figure ci-dessous (Figure 1) montre en gris foncé les 27 pays de l’Union Européenne dans lesquels le coût d’un blackout peut être effectué. Elle montre également la granularité du calcul. Le programme ne permet pas d’évaluer des coûts dans des régions plus petites que celles qui apparaissent sur la figure, à l’intérieur de contours en blanc. Ces régions sont au nombre de 266 pour l’ensemble de l’Union. Ainsi, pour la Belgique, le plus petit domaine de calcul correspond à l’une des dix provinces du pays ou à la région de Bruxelles-Capitale. En ce qui concerne la durée d’un blackout analysé, celle-ci varie par multiples entiers de l’heure jusqu’à un maximum de 48 (i.e. un blackout de 2 jours).

Les neuf secteurs économiques analysés dans le programme sont construits à partir du code NACE-2008 des activités industrielles de l’Union Européenne. La classification de ce code va de A (agriculture, forêts, pêche) à U (activités extra territoriales). N’ont été pris en considération que les éléments allant de A à S dans cette classification. Certains d’entre eux ont été regroupés – pour des raisons de commodité et de similitude de situation face à la pénurie d’électricité – et forment (dans la terminologie anglaise) les secteurs composites du tableau 1 :

A ces neuf secteurs s’en ajoute un dixième : celui des activités domestiques (households).

Pour un jeu de données d’entrée (région, durée et date du blackout) l’outil fournit pour chacun des 10 secteurs concernés, l’énergie électrique non délivrée ENS (Electricity Not Supplied) exprimée en GWh et les pertes économiques TLPO (Total Loss due to Power Outage) en euros. Du rapport de ces deux quantités on déduit la valeur de puissance perdue VOLL (Value Of Lost Load) au cours de l’événement.

Examinons à présent les résultats fournis par Blackout-Simulator à travers deux exemples illustratifs d’événements passés qui permettent de prendre conscience de l’ampleur des conséquences économiques qui s’ensuivent.

Exemple 1 :  Blackout en Italie (septembre 2003)

Un premier exemple dont l’analyse est intéressante est le blackout de 2003 en Italie. Le dimanche 28 septembre à 3h20 du matin, l’Italie est en déficit de production d’énergie électrique ; elle importe de France, de Suisse (et de Grèce via une liaison à courant continu) l’équivalent d’une puissance installée de 6,6GW. Un incident sur une des lignes de connexion HT avec la Suisse donne lieu à une cascade d’effets. Ceux-ci aboutissent à un effondrement total du système électrique, l’excès de la demande poussant la fréquence du courant électrique (50 Hz) en-deçà de la zone de stabilité du réseau (47,5 Hz) en moins de 3 minutes. Environ 56 millions d’Italiens sont plongés dans le noir, de la frontière Nord du pays à la Sicile. Seules la Sardaigne et l’île d’Elbe échappent à l’événement.

La durée du blackout n’a pas été la même partout. Etant donné la configuration particulière du pays, ce sont les régions situées au Nord qui, via les interconnexions avec les pays voisins, ont pu rétablir la situation les premiers. Plus au Sud, le blackout a duré plus longtemps. On distingue au total quatre régions avec des durées de délestage différentes :

  1. La région Nord (Ligurie, Vénétie, Frioul, Provinces de Bolzano et Trento, Lombardie, Piémont, Val d’Aoste) avec un blackout de 5 heures,
  2. La région centre (Latium, Abruzzes, Marches, Ombrie, Toscane, Emilie-Romagne) avec un blackout de 9 heures,
  3. La région Sud (Calabre, Campanie, Basilicata, Pouilles, Molise) avec un blackout de 12 heures et
  4. La Sicile, avec un blackout de 16 heures.

La figure 2 ci-dessous illustre la situation.

L’analyse de l’événement à l’aide de Blackout-Simulator fournit les chiffres indiqués au tableau 2. Ces chiffres donnent les quantités totales d’énergie électrique non délivrée (ENS) en GWh et les pertes financières afférentes (TLPO), exprimées en millions d’euros (M€) pour les quatre régions aux temps de délestage différents.

La perte totale pour l’Italie s’élève donc à 202,18 GWh en matière d’électricité non fournie et à 1.180 M€ en termes économiques et financiers.

Ce bilan ne tient évidemment pas compte des effets collatéraux (stress, crises cardiaques, décès prématurés…) qui s’ajoutent au bilan et dont il est très difficile d’évaluer le coût. Il importe donc de considérer que la somme de 1.180 M€ est une borne inférieure du coût réel de l’événement.

Ce blackout a fait l’objet d’un rapport technique approfondi de l’UCTE qui est accessible sur le web (voir [3]).

Exemple 2 :  Perturbation en Europe de l’Ouest (novembre 2006)

Un autre exemple qui mérite l’analyse est la perturbation du réseau électrique d’Europe de l’Ouest en novembre 2006. Cette perturbation n’a pas été un blackout au sens généralement attribué à ce mot, bien qu’elle ait conduit à des délestages durant un maximum de deux heures dans plusieurs régions d’Europe de l’Ouest (dont la Belgique). Comme nous le verrons cette perturbation échappe à l’analyse de Blackout-Simulator. Rien n’empêche cependant de supposer qu’elle aurait pu dégénérer en un événement beaucoup plus grave : l’effondrement total du système électrique à l’échelle de l’Europe de l’Ouest. Nous ferons cette hypothèse et nous en calculerons les conséquences après avoir rappelé les circonstances de l’événement.

Dans la soirée du 3 novembre 2006 le système électrique européen est en équilibre global  production/consommation avec cependant des disparités régionales : la région Nord-Est (en vert sur la fig. 3) est en surproduction et la région Ouest (en jaune) en surconsommation, l’une compensant l’autre.

A 21h48 les deux lignes à 400kV Diele-Conneforde franchissant la rivière Ems en Basse-Saxe (Allemagne) sont coupées. Cette manœuvre doit permettre à un paquebot de croisière de quitter le chantier naval de Papenburg situé en amont de la ligne HT et de rejoindre la mer du Nord sans risque de court-circuit. Elle a déjà été réalisée dans le passé sans aucun incident. La puissance circulant d’Est en Ouest ne peut donc emprunter ces deux chemins et s’additionne à celle qui en emprunte d’autres. Il se fait que pour certains chemins, les valeurs limites d’intensité de courant autorisée sont rapidement dépassées ce qui conduit à des coupures de lignes.

Vers 22h10 les automatismes de sécurité scindent l’Europe en deux, puis en trois régions (voir la fig. 3). La région Ouest en surconsommation de puissance voit la fréquence baisser avec un risque d’effondrement total du réseau. Celui-ci n’a pas lieu car, au franchissement du seuil de 49 Hz vers le bas, une déconnexion automatique de lignes à moyenne tension dans l’Ouest provoque des délestages réduisant drastiquement la consommation (de 15 à 20%). En plus, le démarrage endéans le quart d’heure de moyens de production hydroélectrique en France (Tignes) et en Belgique (Coo) permet de ramener la production d’énergie électrique à un niveau nécessaire pour stabiliser le réseau.

Suite à toutes les actions entreprises en Europe la situation redevient normale dans toute l’Union Européenne dans un délai de deux heures. On trouvera une analyse détaillée de l’événement dans le rapport de l’UCTE publié en janvier 2007 (voir [4]).

Les Anglo-Saxons appellent ‘Near Miss’ un événement pouvant tourner à la catastrophe mais qui, en dernière minute, n’a pas lieu. C’est bien de cela qu’il s’agit ici. Les conséquences des déclenchements de ligne en Allemagne ont été ressenties au niveau de l’interconnexion entre l’Espagne et le Maroc en moins de deux minutes suivant l’événement initiateur. Le réseau électrique maghrébin est immédiatement sécurisé par la suppression de l’interconnexion. Blackout-Simulator ne permet pas de chiffrer les conséquences d’un tel l’événement car les données (région et durée) ne sont pas conformes aux contraintes du logiciel.

Mais il est instructif de calculer les conséquences de la catastrophe qui aurait été celle de l’effondrement complet du système électrique à l’échelle de l’Europe de l’Ouest. Pour les 24 heures suivant l’événement initiateur survenu à 22h, Blackout-Simulator fournit les résultats globaux suivants pour les pays concernés :

Le coût du blackout pour la Belgique aurait été d’un peu plus d’un milliard d’euros.

L’analyse détaillée des pertes d’énergie électrique (en MWh) et des pertes économiques et financières (en milliers d’euros) pour les différents secteurs économiques et pour les activités domestiques  apparaît au Tableau 4 :

On observera que les acteurs économiques ayant le plus à perdre (en €/kWh) d’un blackout sont, dans l’ordre décroissant : LMN (immobilier…), J (information et communication), K (finances et assurances), et F (construction).

Enfin, une autre question vient à l’esprit : quelles auraient été les conséquences de l’événement si celui-ci, au lieu d’advenir un soir de week-end, s’était déroulé un soir de semaine. Le Tableau 5 répond à la question. Il fournit les mêmes renseignements que le Tableau 4 pour un blackout de 24h qui aurait débuté à 22h le jeudi 9 novembre 2006.

En termes de coûts économiques et financiers la facture est plus élevée d’environ 50% et atteint le milliard et demi d’euros, soit à peu près 0,33% du PNB.

Ce sont les mêmes secteurs (et dans le même ordre) qui ont le plus à perdre de l’indisponibilité du réseau électrique et leurs pertes en semaine sont plus élevées que durant le week-end. On remarquera également que les activités domestiques ont des pertes réduites en semaine par rapport à celles du week-end et que, par contre  les administrations publiques (OPQRS) ont des pertes plus élevées ce qui n’a rien de surprenant.

Certains objecteront que le bon fonctionnement des automatismes de délestage lors de la baisse de fréquence rend l’exercice d’évaluation des conséquences économiques du blackout sans objet.  Ceci n’est vrai qu’en partie, pour deux excellentes raisons :

1/ les automatismes sont susceptibles de défaillances et peuvent donc être inopérants ;

2/ à l’époque de l’événement le taux de pénétration des énergies renouvelables intermittentes (éolien, solaire) n’était pas ce qu’il est devenu. Lors d’une crise de stabilité du réseau électrique, la production éolienne ne joue pas le rôle qui devrait être le sien. En effet, face à la baisse de fréquence en 2006, l’éolien était automatiquement déconnecté en dessous de 49,5 Hz, accentuant le déficit de production d’énergie électrique alors que ce déficit devait au contraire être réduit. Un taux de pénétration plus important de l’éolien dans le système électrique pourrait donc accentuer la fragilité du système dans des situations délicates.

Rappelons pour clôturer qu’aux 14 et 15 août 2003 un blackout d’ampleur extrême eut lieu dans le Nord-Est des Etats-Unis et le Sud-Est du Canada, affectant environ 50 millions d’habitants durant 48 heures. Les dommages économiques sont chiffrés aujourd’hui à 6 milliards de dollars et l’événement provoqua le décès de 11 personnes. C’est à ce jour le blackout le plus grave en Amérique du Nord.

Références

[1]    J. Reichl, M. Schmidthaler, F. Schneider, ‘Power Outage Cost Evaluation: Reasoning, Methods and an Application’, J. Sci. Res. Rep. 2:249-276 (2013).

[2]    M. Schmidthaler, J. Reichl, ‘Assessing the socio-economic effects of power outages ad hoc – An application of BLACKOUT-SIMULATOR.com covering 266 European regions, 9 economic sectors and households separately’, Comput. Sci. Res. Dev. 31:157-161 (2016).

[3]     UCTE, ‘Final Report of the Investigation Committee on the 28 September 2003 Blackout in Italy’, Brussels, 120pp, (2004).

[4]     UCTE, ‘Final Report System Disturbance on 4 November 2006’, Brussels, 84pp2007).

3 réflexions sur « Evaluation du coût de blackout dans l’Union Européenne »

  1. Cher professeur : outre l’impact « coûts de blackout », votre fort pertinente remarque sous « exemple 2 » : c-à-d [[ Rien n’empêche cependant de supposer qu’elle aurait pu dégénérer en un événement beaucoup plus grave : l’effondrement total du système électrique à l’échelle de l’Europe de l’Ouest… ]] , ça devrait mieux attirer l’attention de nos milieux politiques (de niveau U.E. et tous ceux subordonnés ! ) quant aux limites de la « connectivité à outrance de nos réseaux THT » , etc. !

    Malgré ses promesses, le concept de « Smart Grid Networks » ne constitue pas une panacée. D’autant lorsque des puissances intermittentes très élevées conduiraient à des déséquilibres hasardeux au fil du temps et géo !

    Cet aspect me rappelle une conférence dans laquelle feu le Président de l’Institut von Kármán (et membre ARB) Jean-Pierre Contzen ( + 2015) exprima quelques craintes sur les risques de propagation des accidents/ruptures/surcharges/transitoires.

    L’électricité n’étant pas routée par « paquets » tels ceux des données Internet, et par ailleurs les meilleures algorithmiques ne mettant pas les organes de contrôle à l’abri d’imprévus… ceci restera un jeu de hasard sur lequel les meilleurs scientifiques doivent encore phosphorer quant au design optimum de leurs structures réseaux + celui des algorithmes parfaits (sic) !
    Avis aux milieux concernés par le product mix avec un futur d’ENR dominants ???

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