Les aléas de la transition électrique européenne

Jean-Pierre Schaeken Willemaers, Institut Thomas More ,
Président du pôle Énergie, Climat, Environnement
paru dans Trends_le Vif le 6/12/2022

Cette brève analyse se propose de montrer comment la production et les réseaux de transmission électriques sont fragilisées par la conception du système électrique adoptée par l’Union européenne.

La production d’électricité

L’UE et les États membres doivent et devront faire face à des exigences contradictoires.

D’une part, le Pacte vert pour l’Europe[1] impose la sobriété électrique, c’est-à-dire une diminution de leur consommation énergétique ainsi que l’accélération immédiate de la croissance des parcs éolien et photovoltaïque et la suppression de toutes énergies fossiles d’ici à 2050.

Or l’industrie éolienne européenne traverse une crise grave de rentabilité en raison de l’explosion du coût des composants et des matières premières, dont le cuivre (60% depuis 2020) et l’acier (50% depuis 2020)[2], du manque de maîtrise de la chaîne d’approvisionnement (entre autres, la carence de porte-conteneurs et le prix du fret) et de l’impitoyable concurrence chinoise (85% des composants de l’industrie proviennent de la Chine)[3]. Tous les constructeurs souffrent. Une succession d’annonces concordantes indique que les leaders de la filière éolienne licencient et opèrent actuellement des désengagements. Cette importante tendance de fond souligne l’extrême fragilité des industriels européens du vent dont la rentabilité artificielle dépend depuis plus de 15 ans des subventions européennes ou nationales.

Le numéro 1 du secteur, le danois Vestas, a ainsi perdu 765 millions d’euros au premier trimestre 2022 et a annoncé la fermeture de trois usines en Europe.[4] Son action a plongé de 40% depuis son plus haut de novembre 2020.

Au terme de 20 années de subventions accordées par la loi EEG (Ernauerbare Energie Gesetz), se pose la question de la rentabilité de l’industrie éolienne allemande.

Siemens Energy doit sauver de l’hémorragie sa filiale Gamesa, a perdu 200 millions d’euros au deuxième trimestre de cette année et a révisé à la baisse ses prévisions.[5] Elle anticipe une marge négative de 4% en 2022. En un an, le cours de son action a perdu la moitié de sa valeur.[6]

L’allemand Nordex n’échappe pas à la règle. Il a vu le cours de ses actions s’effondrer de plus de 17% en mai 2022, une sanction consécutive à son avertissement aux investisseurs : 2022 pourrait être encore plus difficile que prévu. Les exercices déficitaires se succèdent et se dégradent chez ce pionnier.[7]

Enercon, autre entreprise allemande, a licencié 3000 personnes en 2019 et a fermé sa société française de construction de mâts en béton. Servion, également allemande, a fait faillite.

Déjà en 2020, un tiers des appels d’offres lancé par le gouvernement allemand pour construire de nouveaux parcs éoliens n’a pas trouvé preneur.[8]

GE Renewable Energy a perdu plus 400 millions de dollars au second trimestre de 2022 et a revu à la baisse ses objectifs pour l’année.[9]

Même constat pour l’Italien Saipem, dont la reconversion dans l’éolien est en train de prendre l’eau dans son projet géant au large des côtes de l’Ecosse.

D’autre part, l’UE s’est engagée, avec retard, à investir dans les technologies numériques, dont l’Intelligence artificielle (IA), indispensables si elle veut rester une grande puissance internationale. Celles-ci ainsi que l’électrification de la mobilité sont extrêmement énergivores et requièrent un approvisionnement électrique stable et continu.

Combiner l’excellence industrielle dans les domaines précités avec une croissance accélérée de la production électrique intermittente et la politique zéro carbone en 2050, relève de l’oxymore. Plus les productions éolienne et photovoltaïque augmentent, plus elles devront être supportées par une capacité thermique équivalente pour satisfaire la demande et, en particulier, les pointes de consommation.

La croissance de la population mondiale (deux milliards d’ici à 2050)[10] ainsi que l’amélioration progressive de la qualité de vie contribuent au gonflement des besoins énergétiques dans le monde. Toujours selon le rapport de l’IA référencé, la demande électrique globale doublera d’ici à 2050.

La transition énergétique aura, dans un premier temps, un impact très négatif sur l’économie européenne. Un grand nombre d’entreprises devront se reconvertir, notamment celles qui approvisionnent le secteur des véhicules à moteur thermique ce qui provoquera la faillite de nombre de leurs fournisseurs de composants et affaiblira considérablement les fabricants d’équipements pour centrales thermiques et pour réacteurs nucléaires dans les pays qui ont décidé de les rejeter, etc.

Les entreprises liées à l’économie décarbonée (fabricants d’éoliennes, de panneaux photovoltaïques, etc.) ne sont pas épargnés. La concurrence de la Chine et d’autres pays émergents est impitoyable. Le nombre de faillites en Europe est déjà élevé, particulièrement en Allemagne qui s’est voulu le champion de la politique zéro carbone.

Ces pertes d’emplois européens importantes sont brusques et ne sont pas sur le point de s’arrêter. Elles ne seront pas compensées par les besoins en main-d’oeuvre de l’économie verte à brève échéance vu qu’ils prendront du temps à se concrétiser.

En outre, les infrastructures existantes ne sont plus adaptées au mode de production verte et doivent être renforcées, voire complétées. Les coûts élevés de ces adaptations sont à charge de la collectivité ce qui ne fera qu’augmenter le poids de la transition énergétique.

Comment réaliser dans ces conditions l’objectif de l’UE (approuvé par la Parlementent et le Conseil) de faire croître la part de l’énergie renouvelable à 45% d’ici à 2030 contre 22% actuellement ?[11]

À défaut d’une industrie européenne de l’éolien suffisamment robuste, l’UE est-elle prête à dépendre de la Chine pour réaliser sa transition énergétique ? La dépendance de la Russie pour l’approvisionnement du gaz ne devrait-elle pas suffire à nous en dissuader ? Poser la question, c’est y répondre, car si dans le cas du gaz, l’UE dispose éventuellement d’autres sources potentielles d’approvisionnement, il n’en va pas de même pour l’éolien. Les prix chinois sont imbattables et la capacité de son industrie énorme.

Un autre obstacle à la réalisation des objectifs précités (notamment, le développement des voitures électriques, des panneaux solaires et des réseaux électriques) sera la pénurie de cuivre, en plus de celle de lithium, de cobalt et de nickel, entre autres, à cause du manque d’investissements dans de nouvelles mines et des contraintes environnementales et sociales[12] , imposées par ceux-là même qui promeuvent le renouvelable intermittent. Cherchez l’erreur !

Les réseaux de transmission

La transition énergétique, impliquant une augmentation accélérée de production renouvelable intermittente, modifie à la fois la conception de l’infrastructure et sa gestion.

Avec le raccordement de sources d’énergie intermittente, les réseaux de transmission sont soumis à d’importantes différences de production et à une plus grande volatilité, alors qu’ils n’ont pas été conçus pour ce type de fonctionnement.

Comme le souligne la CRE (Commission de Régulation de l’Énergie), « le système électrique passe d’une chaîne qui fonctionne linéairement à un système où l’ensemble des acteurs est en interaction ». Il y a donc lieu de rendre le système plus flexible et plus intelligent, d’autant plus que l’interconnexion accroît les effets de propagation en cas d’incidents.

Les réseaux intelligents s’adossant aux nouvelles technologies et au numérique peuvent réduire les investissements onéreux dans le stockage et les infrastructures requis, entre autres, pour compenser l’intermittence de la production éolienne et photovoltaïque et s’adapter à leur dissémination.

Le recours à l’intelligence artificielle permet :

  • l’évaluation dynamique de la capacité du transport d’électricité et donc la possibilité d’extraire plus de valeur des câbles existants et d’éviter ainsi des investissements inutiles dans de nouvelles lignes ;
  • une meilleure prévisibilité et un contrôle plus précis du réseau grâce aux informations transmises automatiquement par les appareils de mesure stationnaires ou embarqués (drones), les détecteurs de toutes sortes et les modèles mathématiques avancés et leur traitement numérique. La détection précoce d’usures, de températures trop élevées ou de surtensions dans des câbles ou dans des appareils de postes électriques, etc. permet de prendre les mesures adéquates, réalisées automatiquement. De telles actions de prévention sont de nature à éviter des interruptions de fourniture de courant ou autres dysfonctionnements coûteux pouvant conduire à de sérieuses perturbations de réseaux, voire à des black-out ;
  • une contribution simple et efficace à la gestion automatique de la demande grâce à des compteurs intelligents couplés à des appareils intelligents chez les consommateurs ;
  • le stockage intégré activé pour aplanir les variations de la production d’électricité ainsi que les déséquilibres entre l’offre et la demande, du moins pendant de courtes périodes ;
  • le stockage derrière le compteur local permettant d’absorber le surplus de production des panneaux solaires.[13]

Grâce à ces progrès techniques et à la gestion en temps réel qu’ils permettent, il est possible, en plus d’engager les opérations de maintenance à temps, d’éviter les avaries sur les réseaux par des actions préventives. Parmi celles-ci, l’inspection aérienne du réseau est précieuse. À part le recours habituel aux hélicoptères, l’utilisation de drones est une alternative intéressante et meilleur marché que ces derniers pour récolter les données de manière plus précise et plus fiable (par capteurs numériques embarqués), sans présence humaine ce qui limite les risques au-dessus d’une installation sous haute tension. Ils facilitent également la surveillance d’ouvrages peu accessibles.

Depuis peu, les gestionnaires de réseau témoignent d’un intérêt grandissant pour cette technologie bien que des verrous réglementaires, technologiques et économiques restent à lever : le survol de tiers, les vols hors de vue de longue distance et la protection des données liées à la capture d’images. L’IA permet également de traiter les demandes des clients, de gérer les connexions et les installations de manière la plus optimale possible, en faisant glisser partiellement les consommations des heures de pointe vers les heures plus creuses par programmation adéquate de compteurs intelligents, grâce à des contrats incitatifs ou en faisant appel à des réserves constituées volontairement par des producteurs ou des agrégateurs, moyennant rémunération.[14]

L’IA deviendra de plus en plus nécessaire au fur et à mesure de l’augmentation de la pénétration de l’éolien et du photovoltaïque. Toutefois, elle ne suffira pas à compenser, à un coût acceptable, les aléas de l’intermittence lorsque la part de l’éolien et du photovoltaïque, dans la configuration actuelle de ces deux sources d’énergie, dépassera un certain seuil.

Enfin, le recours aux technologies numériques, les réseaux de communication qui doublent celui de transport de courant, les erreurs humaines, les compteurs communicants, l’interconnexion des réseaux électriques de plus en plus généralisée, la visibilité des lignes de transmissions sont autant de points de vulnérabilité des réseaux électriques aux attaques physiques et cybernétiques. La croissance des conflits asymétriques et du terrorisme depuis le début des années 2000 font de ces infrastructures essentielles des cibles potentielles, avec les conséquences désastreuses générées telles que des black-out prolongés.

En Europe, la première cyberattaque confirmée contre un réseau a eu lieu en 2012. Sans gravité, elle a néanmoins duré cinq jours, avant qu’une solution ne soit trouvée.

L’adaptation des réseaux aux évolutions auxquelles ils sont soumis doit avoir lieu de façon anticipée et globale sous peine de préparer les incidents, voire les graves perturbations, de demain par les protections et optimisations déficientes d’aujourd’hui.

NOTES

[1] La Commission européenne a présenté, en janvier 2020, le plan d’investissement du pacte vert pour l’Europe, destiné à mobiliser 1000 milliards d’euros d’investissements privés et publics sur les 10 prochaines années pour l’énergie verte, la rénovation des bâtiments et une partie du transport.

[2] Ben Blackwell, cité par le Financial Times.

[3] L’industrie européenne des éoliennes menacée, de même celle des panneaux photovoltaïques, Transitions et Énergies, 29 juin 2022.

[4] Éolien : les coûts de construction explosent, le modèle européen ne tient plus face à la concurrence chinoise, Marie Gordélie, La Tribune, 31 mai 2022.

[5] Ibidem.

[6] Tempête financière sur l’éolien en mer, Philippe Escande, Le Monde, 18 février 2022.

[7] Le fabricant éolien Nordex de plus en plus inquiet pour 2022, Jean-Philippe Pré, GreenUnivers, 25 mai 2022.

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