Quelles réponses à la crise énergétique européenne ?

Jean-Pierre Schaeken Willemaers, Institut Thomas More ,
Président du pôle Énergie, Climat, Environnement

Confrontée à la grave inadéquation entre l’offre et la demande énergétiques et en particulier d’électricité, la Commission européenne a enfin réalisé qu’il faut donner la priorité à la sécurité d’approvisionnement, y compris fossile, pour faire face aux risques géopolitiques.

La flambée actuelle des prix de l’énergie n’est que le dernier symptôme d’un mal profond. Il y a 25 ans, l’UE avait décidé d’instaurer la concurrence entre les producteurs d’électricité, l’objectif étant une meilleure compétitivité par une pression sur les prix. Force est de constater que le résultat de cette initiative de la Commission a déstructuré les systèmes électriques, ce qui a conduit à priver certains pays de l’Union du contrôle de leur capacité électrique.

La concurrence a amené les entreprises européennes d‘électricité à acheter les combustibles les moins chers ce qui a fait de la Russie le fournisseur privilégié pour quelques pays européens.

La guerre en Ukraine a raréfié les fournitures russes servant, entre autres, de combustible pour la production d’électricité. Cette carence et d’autres facteurs tels que la fermeture de centrales nucléaires et la chute des capacités de réserve (nombre de centrales électriques disponibles en cas d’incident) sont la cause de la flambée des prix de l’électricité.

Cette situation est d’autant plus dommageable que la numérisation (très grande consommatrice d’électricité) des activités humaines ne cesse de croître. Le trafic Internet a été multiplié par 17 entre 2010 et 2020 [1].

Le marché de l’électricité doit être réformé afin de donner la priorité à l’indispensable équilibre des réseaux électriques, ce qui implique de renoncer à tout dogmatisme qui d’ailleurs finit toujours par être rattrapé par les faits. 

L’Allemagne en est une très bonne illustration. Robert Habeck, son ministre du climat et de l’économie,  a été contraint dans le contexte de la pénurie d’énergie, malgré ses discours enflammés  sur la neutralité climatique et sur la promotion l’Energie Wende, de suspendre le verdissement de l’économie allemande pour donner la priorité à l’approvisionnement en combustibles fossiles ainsi que d’envisager de reporter  l’arrêt des dernières centrales nucléaires. 

La tension sur les marchés du gaz et de l’électricité est de nature à se prolonger en 2023, voire au-delà.

Nous pourrions à l’avenir connaître des hivers plus rigoureux. Ce ne sera vraisemblablement pas le Grand Refroidissement annoncé par certains [2].  La prédiction de froid plus intense est confirmée par le docteur Birol, directeur exécutif de l’Agence Internationale de l’Énergie, qui annonce que l’hiver 2023/2024 est susceptible d’être plus rude que l’hiver précédent [3]

Les mesures présentées par les instances politiques pour améliorer la situation énergétique en Europe sont entre autres :

– la réduction de la demande d’électricité, le plafonnement du prix du gaz  ainsi que la redistribution aux clients finaux des recettes dites « excédentaires » des producteurs/fournisseurs d’électricité résultant des prix de marché très élevés alors que les coûts d’exploitation n’ont que peu augmenté ; 

– la solidarité entre États membres ;

– le stockage ;

– la diversification des sources et des ressources d’énergie.

Voyons cela de plus près.

La Commission européenne propose l’obligation de réduire la consommation d’électricité de 5% pendant les  10% d’heures pendant lesquelles le prix attendu est le plus élevé ainsi qu’un objectif de diminuer la  demande globaled’électricité d’au moins 10% jusqu’au 31 mars 2022. De telles précautions permettraient d’économiser 1,2 milliard de m³ de gaz durant l’hiver 2022/2023. Elle souhaite  également  plafonner les recettes électriques à un niveau qu’elle estime suffisant  pour couvrir  les coûts d’entretien et d’exploitation des producteurs ainsi que les investissements dans de nouvelles capacités. Les secteurs du pétrole, du gaz et du charbon ne sont pas épargnés puisqu’ils seraient soumis à une contribution  de solidarité temporaire prélevée sur les bénéfices « excédentaires » [4]

Le plafonnement du prix du gaz selon certaines modalités est en cours de négociations. Il ne devrait pas être trop bas afin de ne pas détourner  les fournisseurs de gaz du marché européen. Sinon, il devrait être assorti de dérogations permettant aux pays qui ne peuvent se passer de gaz, de l’acheter au prix du marché.

Rappelons que la Commission ne peut que proposer. La décision appartient aux États membres via le Conseil européen. Gageons que de sérieux amendements et/ou dérogations sont à prévoir avant d’arriver à un accord.

Quant à la solidarité,  l’IEA (International Energy Agency) a rappelé l’importance critique de celle-ci face aux défis que devra affronter l’Europe durant les prochains hivers. Le manque actuel de gaz va se prolonger en 2023, voire au-delà, vu la diminution drastique de fournitures russes, l’intensification de la compétition globale pour le gaz liquéfié et la carence de stations de regazéification en Europe.

La solidarité entre pays européens permettra-t-elle de surmonter les pénuries d’énergie.

Malgré les différences de politique énergétique entre la France et l’Allemagne, les deux pays clés de l’UE, une forme de solidarité pourrait-elle se matérialiser sur l’échange particulier rappelé ci-dessous ? 

La France dispose de réserves de gaz dont l’Allemagne a grand besoin vu que son principal fournisseur, la Russie, lui fait défaut. La France, en revanche, est en demande  d’électricité liée à un phénomène conjoncturel, son parc nucléaire étant en grande partie à l’arrêt pour entretien et réparations. Pour concrétiser l’échange gaz contre électricité, la France s’emploie à finaliser les connexions nécessaires entre les deux pays pour pouvoir livrer du gaz à l’Allemagne.

La question est de savoir si l’Allemagne serait en mesure d’approvisionner la France en électricité si les verts allemands parviennent à bloquer le prolongement de la durée de vie des trois centrales nucléaires encore en fonctionnement et/ou si les prix de gros de l’électricité seront plafonnés en Europe. Dans ce dernier cas, les exportations allemandes seront insuffisantes, car les producteurs allemands pourraient  refuser de produire à perte ou il faudrait que ces derniers soient indemnisés pour compenser la différence entre les coûts de production et les prix de vente. En outre, en cas de graves pénuries, les États sont plus préoccupés par le sort de leur population affectée par la cherté de la vie que par la solidarité avec les pays voisins, la possibilité d’insurrection n’étant pas exclue. La solidarité est un concept séduisant, mais la traduire dans les faits n’est pas évident.

En ce qui concerne le stockage de quantités suffisantes de gaz, il s’avère d’autant plus indispensable que la pénurie de ce combustible se prolongera tant que durera la guerre en Ukraine. Le pays le plus affecté par cette carence, l’Allemagne, paie cash sa dépendance exagérée des fournitures russes.

La fermeture de ces centrales nucléaires et la croissance trop rapide de la production d’électricité renouvelable intermittente ont rendu incontournable le recours aux centrales thermiques, dont celles à gaz, moins polluantes.

Les énergies fossiles représentent actuellement plus des trois quarts de la consommation énergétique de l’Allemagne. La production électrique des centrales conventionnelles progresse. Les centrales à charbon/lignite ont dépassé l’éolien (terrestre et maritime) et sont à nouveau la première source de production électrique [5 ]. 

La capacité totale de stockage de gaz en Allemagne est de 274,72 TWh (environ 25% de la consommation nationale de gaz) contre 130 TWh pour la France [6].

Même si l’Allemagne atteint ses objectifs de stockage, les réserves pourraient atteindre un niveau critique dès mars/avril 2023 selon M.Bleschke, directeur du centre de stockage INES, si les livraisons russes sont complètement arrêtées.

Berlin a débloqué une enveloppe exceptionnelle de 1,5 milliard d’euros pour acheter du gaz naturel liquéfié (GNL) afin d’assurer son approvisionnement, provenant notamment des États-Unis et du Qatar. 

À moyen terme, cinq projets de terminaux GNL sont prévus pour permettre une importation directe.

Le premier devrait être opérationnel d’ici à la fin de cette année 2022, dans le port de Willemshaven

(mer du Nord) [7]

L’Allemagne devra résoudre nombre de problèmes pour surmonter sa crise énergétique et sa politique verte risque fort de n’être plus une priorité  durant quelques années.

La disponibilité en toutes circonstances d’une énergie suffisante est encore plus essentielle en temps de crise, cette dernière pesant particulièrement sur le bien-être des citoyens et sur l’économie. Pour atteindre cet objectif,  une diversification des sources d’approvisionnement pour faire face aux risques géopolitiques ainsi qu’un large éventail de ressources devant inclure celles qui sont exploitables localement, fussent-elles fossiles, sont indispensables. À cet égard, la prospection de gaz de roche-mère devrait être relancée en Europe. 

Le nucléaire civil est une composante importante de cette diversification, en particulier, les centrales existantes générant une électricité bon marché sur le long terme, la durée de vie d’un grand nombre d’entre elles pouvant être prolongée de 20 ans, moyennant des investissements  de mise en conformité. Une telle approche implique, par voie de conséquence, la limitation de la production d’électricité éolienne et photovoltaïque. Elle n’est, en effet, pas pilotable, mais de surcroît n’est pas souveraine,  des matériels et composants  essentiels étant majoritairement achetés hors Europe.  En outre, elle requiert une production thermique pour équilibrer le réseau.

Il est déplorable que l’UE  réagisse trop souvent sous la contrainte de crises au lieu de les anticiper. En revanche, on peut espérer que cette catastrophe énergétique lui fasse enfin  prendre  conscience de sa politique énergétique déficiente et qu’elle y remédie rapidement.

NOTES

1 La géopolitique de l’électricité, lettre n°119, 1er septembre 2022.

2 Les vagues de chaleur mondiales récentes sont corrélées à un cycle solaire exceptionnel », Jean Van Vliet, Science, Climat et Énergie, septembre 2022.

3 The energy mix : preparing for this winter…and for the next one », IEA, octobre 2022.

4 Prix de l’énergie : la Commission propose une intervention d’urgence sur le marché pour réduire les factures des Européens, Commission européenne, 14 septembre 2022.

5 Allemagne : les chiffres de l’énergie en 2021, Allemagne énergies, 22 juin 2022.

6 Les 27 disposent d’une capacité totale de stockage de gaz de 1140 TWh.

7 Allemagne : le remplissage des cuves de gaz plus rapide que prévu, AFP, 28 août 2022.

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