Une question des plus simples en géologie : la couleur des roches ?

par Alain Préat, Professeur émérite de l’Université Libre de Bruxelles 

En cas de citation prière de mentionner  Alain Préat  « Une question des plus simples en géologie : la couleur des roches? » http://www.science-climat-energie.be/wp-admin/post.php?post=4127&action=edit

1. Introduction

Cet article est le résultat d’une recherche multi-disciplinaire entre géologues et biologistes. Une synthèse de cette recherche vient d’être publiée en décembre 2018 sur le site de Geologica BelgicaUn article déjà publié dans SCE peut également être consulté.

Contrairement à ce que l’on peut penser, une question simple nécessite parfois des années de recherches avec des équipes diverses et des moyens sophistiqués. La question simple concerne ici la géologie et plus particulièrement la couleur des roches sédimentaires.

D’où vient cet intérêt de la couleur ?  Initialement il est lié à l’exploitation des marbres ‘rouges’ de nos Ardennes, marbres dévoniens (précisément au Frasnien il y a environ 370 millions d’années) qui furent depuis plus de deux siècles exportés en Europe et qui, par exemple, décorent la salle principale de l’Assemblée Nationale en France, de même que le Trianon et d’autres bâtiments de grand  renom en Europe et au-delà. Ces plaques de marbres sont encore bien présentes dans la plupart des maisons de notre pays comme pavements, appuis de fenêtres ou encadrements de cheminée. La couleur ‘rouge’ étant passée de mode et l’exploitation de nos marbres n’étant plus rentable, presque toutes les marbrières ou carrières de marbres belges sont aujourd’hui à l’abandon, souvent ennoyées et bien entendu fermées (Figure 1). Dans certains cas, les adeptes de plongée sous-marine en profitent encore comme à la carrière de Vodelée, dans le Massif de Phillipeville, au sud de la Belgique.

Figure 1. Ancienne carrière (ennoyée) exploitant le marbre rouge et rose du Frasnien (Dévonien supérieur), dans le Massif de Philippeville (Carrière de Beauchâteau, Senzeilles). La forme de ce ‘mud mound’ ou monticule micritique (anciennement appelé ‘récif’) est une lentille de 60 m de ‘hauteur (ici seuls les 30 m supérieurs sont visbles) et large d’environ 150 m. Elle est interstratifiée dans des  schistes. Photo A. Préat  2015. Nb Les traînées verticales noires sont liées à la pollution.

Rappelons que ces marbres rouges sont des roches calcaires le plus souvent constituées pour plus de 90% de carbonate de calcium, sous forme de calcite. Les calcaires sont très communs dans les séries géologiques, et ce depuis le Précambrien il y a plusieurs milliards d’années, ils présentent une infinité de textures et de couleur et sont intensément exploités dans le monde à partir de carrières  (construction et ciment). Cette industrie extractive est particulièrement florissante en Belgique. Les marbres rouges ne sont par contre pratiquement plus exploités en Belgique (Figure 1)  alors qu’en Italie ils sont le siège d’une activité encore fort importante, ce qui nous a permis de nombreux échantillonnages (Figure 2).

 

Figure 2 : Carrière de  marbre rouge en activité  à Kaberlaba (Trentino, nord de l’Italie) dans l’Ammonitico Rosso (Jurassique moyen). Photo A. Préat, 2003.

Il faut également rappeler qu’au sens géologique du terme, un ‘marbre’ est toute roche susceptible de présenter un bon  poli après passage aux abrasifs, ils reflètent alors parfaitement la lumière apportant un éclat particulier aux endroits où ils sont utilisés. Cette définition est  donc plus technique que géologique au sens strict. Il peut s’agir aussi bien de roches magmatiques, métamorphiques que sédimentaires. L’industrie mondiale du marbre se porte bien, la demande de ce précieux matériau est forte pour l’urbanisation en général. Ceux qui prennent l’avion à Zaventem (aéroport de Bruxelles), ont déjà été frappés par la qualité des marbres (à partir de roches magmatiques) omniprésents dans l’aéroport, signe de technicité et aussi de richesse… Le matériau est effectivement bien apprécié et constitue de manière évidente un signe de qualité, et souvent de richesse lorsque le poli est parfait, dans la plupart des villes.

2. La couleur des marbres et calcaires rouges

 Mais revenons à la question initiale: c’est celle que nous nous sommes posée il y a près de 15 ans au département de géologie à l’Université Libre de Bruxelles, à savoir quelle  est l’origine de la pigmentation rouge, parfois rose de ces marbres exploités depuis si longtemps en Belgique? Aucune réponse à l’époque, ni chez les marbriers, ni dans les centres de recherche d’amélioration technique des marbres, ni parmi les scientifiques. Finalement nous sommes partis de zéro, sans idée préconçue, avec des observations de terrain en Belgique et dans plusieurs pays européens et africains (Maroc). Notre attention a été attirée par la présence occasionnelle de petits stromatolithes rougeâtres et ferrugineux, ce qui nous a d’emblée suggéré une piste ‘biologique’. Les stromatolithes sont connus depuis plusieurs milliards d’années, existent toujours aujourd’hui, les plus célèbres étant ceux de la Baie des Requins en Australie,  ce sont des « bioconstructions » ou édifices liés à l’activité de bactéries. La plus grande partie de ces édifices est liée à l’activité de cyanobactéries qui existent au moins  depuis 3,8 milliards d’années et les bioconstructions érigées peuvent être hautes de plusieurs mètres et larges d’une dizaine de mètres, parfois plus. Les stromatolithes liés aux marbres rouges belges et européens sont au contraire de petites dimensions atteignant rarement 10 cm de hauteur (Figure 3). Leurs dimensions sont généralement voisines de 1 cm ou moins, de sorte qu’il est dans ce cas usage de parler de « microstromatolithes », qui s’observent fréquemment sous le microscope optique classique.

 

Figure 3. Stromatolithes ferrugineux du Jurassique (‘Rosso Ammonitico’, région de Vérone). Echantillon du Professeur Luca Martire (Université de Turin). La hauteur des stromatolithes est de 8 cm. Photo A. Préat, 2003.

Ayant identifié cette piste biologique possible pour une explication de la pigmentation rouge des marbres et autres calcaires rougeâtres, nous avons prélevé de nombreux échantillons (environ 2000) de ces roches rougeâtres dans des séries géologiques d’âges différents, mais également dans des roches calcaires grises, bleuâtres, parfois verdâtres, interstratifiées afin de les comparer avec les premières. Une étude pétrographique classique, complétée d’un examen au microscope électronique avec microsonde (pour identifier les éléments chimiques), nous a permis de mettre en évidence des filaments de ferro-bactéries dans les lames minces [1] effectuées dans les échantillons. Ce sont donc bien des ferro-bactéries (Figure 4) qui sont à l’origine de la pigmentation des nombreux marbres et calcaires rouges étudiés et l’hypothèse biologique suggérée par l’analyse de terrain est validée.

3. Qu’apporte la biologie à la question posée ?

Restait alors à comprendre comment ?  C’est ici que la géologie s’est tourné vers la biologie. En effet, le laboratoire de biologie marine de l’ULB étudiait les films microbiens associés à un oursin irrégulier, Echinocardum cordatum, et à un bivalve, Tellyma (Montacuta) ferruginosa vivant dans le terrier de l’oursin, et ce dans le but de comprendre les symbioses entre les communautés bactériennes et les deux organismes marins cités. L’oursin et le bivalve vivent enfouis à une dizaine de centimètres de profondeur dans les sables très fins de l’infralittoral supérieur de très nombreuses côtes actuelles (ils sont ubiquistes : Mer du Nord, Méditerranée, etc.).

Les ferro-bactéries identifiées par les biologistes du laboratoire de biologie marine se développent dans des milieux microaérophiles (donc à très faibles concentrations d’oxygène) aux interfaces dysoxie/anoxie dans des microenvironnements riches en fer réduit ou fer ferreux. Ces ferro-bactéries sécrètent des EPS [2] dans leurs gaînes ce qui permet d’oxyder le fer ferreux en fer ferrique avec précipités d’oxyhydroxydes de fer et de phosphates de fer submicroniques (Figure 5).

L’analyse biologique met donc en évidence des milieux peu oxygénés colonisés par des ferro-bactéries se développant aux interfaces dysoxiques/anoxiques. L’analyse pétrographique en  géologie a également révélé l’importance des milieux peu oxygénés puisque tous les marbres et calcaires rouges sont  constitués de boues carbonatées ‘micritiques’ microporeuses, peu perméables et non de grains sableux poreux très perméables. Les paléoenvironnements reconnus dans nos séries paléozoïques et mésozoïques étudiées s’étendent depuis les milieux marins peu profonds (quelques mètres de profondeur) jusqu’aux milieux hémi-pélagiques et pélagiques situés à plus de 1000 m de profondeur (pour les plus profonds) et sont liés à la décantation ou sédimentation de boues carbonatées. Ces boues déposées dans ces paléomilieux permettent uniquement un diffusion ténue de l’oxygène à l’inverse des sables dont le réseau poreux est saturé en oxygène. Le fer est sous forme d’hématite ou de goethite [3] finement dispersée dans la matrice des marbres et des calcaires. Le processus mis en évidence à partir de l’examen microscopique (microscope optique et microscope électronique) est le même que celui observé aujourd’hui dans les biofilms de ferro-bactéries : les bactéries finissent pas mourir et les oxyhydroxides submicroniques qui avaient initialement précipité dans leurs gaînes sont disséminés dans la matrice ou restent parfois solidaires des gaînes, et lors de la diagenèse (c’est-à-dire lors de l’enfouissement), des oxydes de fer se forment à partir des oxyhydroxides.  Par chance, certaines des ferro-bactéries fossiles sont bien conservées et montrent leur manchon ferrugineux encore constitué d’oxydes de fer (Figure 4b).

Figure 4a (à gauche). Ferro-bactérie filamenteuse dans la matrice carbonatée du Rosso Ammonitico (Jurassique, Sicile). Le diamètre du filament est de 1 micron. Microscopie électronique, photo A. Préat, 2009. Figure 4b (à droite). Ferro-bactérie filamenteuse (diamètre 2 microns) encroûtée de fer (diamètre apparent 5 microns) dans une matrice carbonatée, Tafilalt, Anti-Atlas marocain, calcaire rouge, limite Frasnien/Famennien. Microscopie électronique, photo A. Préat et al. , 2008.

Figure 5. Ferro-bactéries filamenteuses (diamètres 1 à 2 µm) dans la couche intermédiaire du biofilm développée sur la coquille du bivalve Tellimya (Montacuta) ferruginosa, dépôts de fer (granules submicroniques), Microscopie électronique, photos D. Gillan, 1999.

4. Résultats à partir des analyses géologiques et biologiques

Ayant établi l’origine bactérienne de la pigmentation des marbres et calcaires rouges en intégrant géologie (principalement sédimentologie et reconstitution des microenvironnements) et biologie (activité des ferro-bactéries dans les milieux dysoxiques), trois conclusions majeures sont à prendre en considération :

  • La pigmentation rouge est liée à l’activité de ferro-bactéries se développant dans des milieux pauvres en oxygène, il s’agit de microenvironnenments présents à toutes les profondeurs d’eau, dans les sols et les sédiments des lacs intracontinentaux. Seuls ceux du domaine marin profond à très profond ont pu faire l’objet d’une analyse géologique car ces milieux étaient enregistrés dans les séries étudiées. Il reste donc à étudier dans cette optique des séries correspondant à d’ancien sols (= paléosols) ou lacs  (paléolacs);
  • La pimentation rouge n’apporte qu’une seule information, à savoir microenvironnementale. Elle n’a donc aucune signification paléogéographique, ni même paléoclimatique (voir ci-dessous);
  • La pigmentation rouge des marbres et calcaires mène à une information ou ‘interprétation’ contre-intuitive. Il est en effet connu que les milieux oxygénés provoquent l’oxydation du fer (par exemple la ‘rouille’). Ici c’est l’inverse les milieux sont à très faibles concentrations d’oxygène et il n’est pas question d’invoquer des climats tropicaux, chauds avec lessivage des séries continentales. Il s’agit au contraire de milieux constitués de boues carbonatées avec diffusion très limitée de l’oxygène.

Il est également important de délimiter la portée générale de ces conclusions, autrement dit ne pas en déduire ce qui n’a pas été dit et qui concerne surtout les deux points suivants :

  • De très nombreuses roches détritiques (grès) sont rouges et formées lors des processus de lessivage des continents, dans des milieux très oxygénés. Ici les oxydes de fer se sont formés par précipitation chimique directe autour des grains de quartz qui sont ainsi enrobés. Les séries les plus connues sont celles des grès rouges du Trias des Vosges, ces grès ont par exemple servi à la construction de la cathédrale de Strasbourg. Des séries calcaires rouges (‘CORB’, [4]) existent aussi dans les fonds marins du Crétacé de la Téthys, (il s’agit d’un vaste domaine océanique mésozoïque formé suite à l’éclatement de la Pangée, c’est-à-dire du supercontinent permo-triasique) http://www.science-climat-energie.be/combien-de-supercontinents-de-type-pangees-depuis-la-formation-de-la-terre/et liés à des courants marins de faible intensité, mais continus et brassant les fonds qui sont continûment oxygénés ;
  • Des terriers du ver Arenicola marina https://en.wikipedia.org/wiki/Lugworm s’observent sur la plupart des plages sableuses actuelles dans le milieu intertidal à supratidal, leurs parois sont rougeâtres et aucune ferro-bactérie n’est présente. Ici le taux d’oxygène est élevé, lié directement à l’interface atmosphérique, et la précipitation chimique est instantanée. Cette concentration élevée d’oxygène est toxique pour les ferro-bactéries (rappelons qu’elles ne se développent qu’avec de très faibles concentrations d’oxygène) et la couleur rouge observée est uniquement liée à la réaction chimique d’oxydo-réduction du fer ferreux présent dans les sédiments où vivent les Arenicola marina.
5. Allons plus loin avec la chimie des isotopes du fer …

Ayant démontré que l’activité des ferro-bactéries est à l’origine de la pigmentation rouge, un détour par la chimie isotopique du fer a été tenté à la fois sur les roches étudiées et sur les dépôts de fer actuels observés dans l’oursin et sur le bivalve.  Cette tentative, une des premières à notre connaissance, était basée sur l’hypothèse que l’activité bactérienne aurait pu induire un biofractionnement des compositions isotopiques du fer. Nous avons ainsi mesuré les compositions isotopiques de 57Fe, 56Fe, 54Fe par spectrométrie MC-ICP-MS dans les roches rouges et grises du Jurassique d’Italie et celles du fer associées aux deux organismes (oursin et bivalve). A la surprise générale, un biofractionnement net  (de près de 1 ‰) est présent et les compositions isotopiques du fer des roches rouges sont identiques à celles du fer prélevés dans les organismes actuels. La conclusion majeure rejoint les conclusions précédentes, c’est bien l’environnement microaérophile qui est la clé de l’interprétation. Cet environnement n’est pas le même dans les calcaires gris interstratifiés aux calcaires rouges dans les séries jurassiques d’Italie où aucun (bio)fractionnement du fer (le fer est ici piégé dans des argiles détritiques), n’a été observé.

Ce biofractionennement mis en évidence dans les marbres rouges peut constituer une biosignature pour l’étude de roches d’exoplanètes. On pense alors immédiatement à Mars, la Planète rouge! (Figure 6).

 

Figure 6 :  Mars… pour le futur ?  (https://en.wikipedia.org/wiki/Mars)

6. Conclusion et perspectives

Cette recherche de près de 15 ans n’a fait qu’entrouvrir la porte de la couleur des roches. Un congrès géologique a eu lieu en 2011 (à Turin, en Italie) et une session fut consacrée à la couleur des roches dans les séries sédimentaires. Force fut de constater qu’aucun orateur ne fut dans la mesure d’expliquer les couleurs, noires, grises, bleues, blanches des roches des séries sédimentaires de manière convaincante. Des pistes ont bien évidemment été proposées. La couleur de ‘nos’ marbres et séries rouges a par contre pu être expliquée.

Oui l’explication de la pigmentation des calcaires est bien d’un problème difficile : pour preuve, les calcaires méso- et cénozoïques sont tous plus clairs que ceux du Paléozoïque. L’explication (simple) qui en est donnée est qu’ils sont moins compactés, car moins enfouis. Mais que dire alors des nombreux calcaires du Précambrien, donc beaucoup plus anciens que les précédents, qui présentent tantôt des teintes plus foncées que celles des calcaires du Paléozoïque, tantôt plus claires !

Et il reste à étudier l’ensemble des dolomies (carbonate de calcium et de magnésium) et de leurs teintes très variées, il s’agit ici d’un domaine où aucun géologue ne s’est encore aventuré…

Oui des questions très simples sont toujours d’actualité.

 

Notes

  1. Une lame mince est une très fine tranche 30 microns d’épaisseur tirée d’une roche obtenue après sciage et polissage sous eau avec différents abrasifs (carbure de tungstène). La surface de la lame est d’environ 3 x 4 cm, et elle est étudiée sous microscopie normale (= étude pétrographique) et/ou électronique. La lame mince est un des outils majeurs d’étude pour le géologue.
  2. EPS ou exopolysaccharides, longues molécules présentes au niveau de la paroi cellulaire ou à l’extérieur des cellules bactériennes. Elles peuvent être relarguées dans le microenvironnement ou dans le cas d’expériences dans le milieu de culture.
  3. Hématite : oxyde de fer Fe2O3 et goethite : hydroxyde de fer FeO.OH
  4. CORB ou Cretaceous Oceanic Red Beds : calcaires fins, marnes et shales pélagiques communs dans les bassins sédimentaires profonds du Crétacé de la Téthys atlantique depuis l’Europe jusqu’aux Caraïbes.

 

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