La biomasse globale : de larges incertitudes, également sur le cycle du carbone!

par Prof. Dr. Paul Berth

Dans un article récent de juin 2018[1], le biologiste Yinon Bar-On et ses collaborateurs ont estimé la biomasse totale de la biosphère actuelle (Bar-On et al. 2018). Pour cela, ils ont simplement estimé les nombres de bactéries, protozoaires, plantes et animaux dans tous les écosystèmes de la planète. En connaissant le poids moyen de chaque organisme, les auteurs ont ensuite réalisé des sommes. Ils arrivent au chiffre final de 550 gigatonnes (Gt) de carbone. Ce chiffre est-il élevé ? Avec quoi peut-on le comparer? Est-il précis ? Quels sont les organismes les plus importants dans la biosphère ? Quelles sont les conséquences pour le cycle du carbone, et donc pour la concentration de CO2 atmosphérique ? Voici toute une série de questions que l’on doit se poser. Nous allons voir que les résultats de Yinon Bar-On sont assez étonnants et qu’ils induisent des conséquences majeures pour le cycle du carbone dans la biosphère.

1. Des résultats étonnants

Rappelons d’abord qu’il ne faut pas confondre biodiversité et biomasse. La biodiversité est le nombre d’espèces, la biomasse est le poids de ces espèces dans les écosystèmes. Des articles précédents traitent déjà de la biodiversité (ici et ici). Nous allons nous pencher ici sur la biomasse et les résultats obtenus par Yinon Bar-On (Figure 1). Nous voyons que les organismes qui dominent la biosphère en terme de biomasse sont (1) les plantes (450 Gt), (2) les bactéries (70 Gt) et (3) les champignons (Fungi, 12 Gt). Une gigatonne (Gt) correspond à un milliard de tonnes (109 t). Ensemble, ces trois groupes représentent donc 532 Gt, c’est-à-dire plus de 96,7% de la biomasse vivante totale (Figure 1).

Figure 1. Biomasse totale de la biosphère, en gigatonnes (Gt). Bar-On et al. (2018).

Pour mettre en avant l’importance de ce chiffre de 550 Gt nous devons le comparer aux autres réservoirs de carbone connus de la planète. Nous sommes par exemple dans le même ordre de grandeur lorsque l’on considère l’atmosphère et ses 829 Gt de carbone (chiffre du GIEC, rapport AR5). Par contre les océans contiennent 38 700 Gt de carbone (chiffre du GIEC, rapport AR5), essentiellement sous forme de HCO3, une valeur 70 fois plus élevée que la biomasse vivante totale. Quant aux sols, ils contiendraient de 1 500 à  2400 Gt de carbone.

Les animaux ne représentent donc qu’environ 2 Gt de carbone (0,3% du total). Le chiffre exact obtenu par les auteurs de l’étude est 2,589 Gt de carbone. La distribution des animaux au sein de ces 2 Gt de carbone est détaillée à la Figure 2. Les animaux qui représentent la plus grande biomasse sont : les arthropodes marins (i.e., crabes, crevettes, copépodes, etc.; 1 Gt), les poissons (0,7 Gt), les arthropodes terrestres (i.e., insectes, araignées, etc.; 0,2 Gt), les annélides (i.e., vers de terre, polychètes, etc.; 0,2 Gt) et les mollusques (0,2 Gt).

Figure 2. Détail de la biomasse animale (Bar-On et al. 2018).

En regardant bien la Figure 2 nous voyons que les humains (environ 7 milliards d’individus) ne représentent que 0,06 Gt de carbone de la biosphère. Les humains ne représentent donc quasi rien en biomasse à l’échelle de la planète. Cependant, les animaux d’élevage, utilisés comme nourriture pour ces humains, représentent 0,1 Gt de carbone. Sur la planète, la biomasse du bétail est donc presque deux fois supérieure à celle des êtres humains.

Mais le plus étonnant est ceci : la Figure 2 nous dit que la biomasse du bétail (0,1 Gt) est plus de 14 fois supérieure à la biomasse des mammifères sauvages (0,007 Gt). Les animaux les plus nombreux de la planète ne sont donc pas les animaux sauvages, mais ce sont les vaches, les buffles, les porcs, les moutons, les chèvres, les chevaux, les ânes, les mulets et les chameaux. Au total 0,1 Gt. Le calcul complet de Bar-On est disponible ici.

2. Une hypothèse déroutante

Puisque les 1,7 millions d’espèces animales (incluant les humains) ne représentent que 0,3% du carbone de la biosphère, nous pourrions imaginer un cataclysme les éliminant entièrement. Il resterait alors 99,7% de la biomasse, avec des plantes, des bactéries, des champignons des archées et des protozoaires. Que deviendrait la planète? Nous pouvons penser qu’elle se porterait à merveille ! En effet, tous les métabolismes seraient encore représentés (autotrophie, hétérotrophie) et les niches écologiques laissées vacantes par la disparition de l’homme et des animaux seraient colonisées par les organismes restants, c’est-à-dire essentiellement des végétaux, des bactéries, des champignons et des protozoaires qui se comporteront comme des opportunistes. La vie sur Terre se poursuivrait, et peut être même que de nouveaux animaux pluricellulaires apparaîtraient progressivement. Les plantes qui avaient besoin des insectes pour la pollinisation seront très probablement remplacées par des plantes qui n’en ont pas besoin. La vie sur Terre continuerait car les animaux ne sont qu’au sommet de la pyramide qui représente les niveaux trophiques (Figure 3). Le cas inverse, où l’on éliminerait les plantes et les bactéries de la surface de la planète est complètement différent. Dans ce cas, la vie entière disparaîtrait car on élimine la base de la pyramide (Figure 3).

Figure 3. Les divers niveaux trophiques de la biosphère : les producteurs primaires et les décomposeurs sont en bas de la pyramide (plantes et bactéries). Leur biomasse est élevée. Les consommateurs primaires (animaux herbivores), secondaires et tertiaires (animaux carnivores) sont en haut de la pyramide et leur biomasse est faible.

Bien qu’un tel cataclysme soit improbable, cet exemple extrême nous enseigne ce point crucial : la disparition d’une seule espèce animale est une chose bien triste, mais c’est seulement triste pour l’être humain. Au niveau écologique, la disparition d’une seule espèce animale n’affecte pas la vie sur Terre, ni même le cycle du carbone. La niche écologique laissée vacante est rapidement colonisée par d’autres organismes et de nouvelles espèces peuvent même apparaître par sélection naturelle. Il existe un équilibre permanent entre biotope (le milieu) et biocénose (les organismes). Après un déséquilibre, la biocénose s’adapte toujours au nouveau biotope. Voici quelques preuves : la vie sur Terre ne s’est pas arrêtée avec la disparition des dinosaures, du dodo de l’île Maurice ou du tigre de Tasmanie. Et les conséquences sur le cycle du carbone ont été quasi nulles, puisque qu’au total les animaux ne représentent que 0,3% du carbone de la biosphère.

3. Les incertitudes

Déterminer la biomasse totale de la biosphère n’est pas une science exacte et les auteurs de l’étude nous donnent une marge d’erreur pour chaque groupe (Figure 4). Cette marge d’erreur nous est donnée sous forme d’un facteur multiplicatif pouvant être appliqué aux moyennes. On obtient ainsi une gamme de valeurs correspondant à un intervalle de confiance à 95%. Cette façon de procéder n’est pas habituelle, car généralement les moyennes sont données avec un écart-type (moyenne ± écart-type). Cependant, l’article est publié et nous ne pouvons plus rien y changer!

Figure 4. Biomasse moyenne et incertitudes selon Bar-On et al. (2018).

En analysant les résultats présentés à la Figure 4, nous voyons que la plus grande incertitude concerne les virus. Ils ne constituent qu’en moyenne 0,2 Gt de carbone, mais ce chiffre pourrait donc être multiplié par 20. On arriverait alors à 4 Gt de carbone viral, chiffre encore faible si l’on se réfère au total de 550 Gt.

Mais les conséquences de ces multiplications ne sont pas les mêmes pour les bactéries et les archées. Ces deux groupes sont caractérisés par de très grandes incertitudes sur les moyennes de biomasse : les facteurs multiplicatifs sont ici de 10 et de 13 (Figure 4). En d’autres mots, les auteurs nous proposent une moyenne de 70 Gt de bactéries pour la planète, mais peut-être que le chiffre réel est 10 fois plus élevé, et que l’on serait plutôt du côté de 700 Gt de carbone bactérien, soit beaucoup plus de carbone que les plantes et beaucoup plus de carbone que dans toute l’atmosphère!  Il en est de même pour les archées. En multipliant par 13 les 7 Gt d’archées estimés  (cf. facteur multiplicatif, Figue 3), on arrive à 91 Gt de carbone, un cinquième environ du carbone des plantes. Notons qu’une étude précédente (Whitman et al. 1998) [2] avait estimé que la biomasse des bactéries serait comprise  entre 350 et 550 Gt de carbone. Le chiffre de 70 Gt de carbone pour les bactéries est donc probablement bien en dessous de la réalité.

Dans la Figure 4 on voit que c’est pour les plantes pour qu’on estime le mieux la biomasse dans la biosphère. Le facteur d’incertitude est ici le plus petit (1,2). On est donc relativement certain du chiffre de 450 Gt.

4. Pourquoi de telles incertitudes?

Les raisons de ces incertitudes sont liées à la taille des organismes. Les bactéries sont petites (de l’ordre de 1 micromètre) et estimer leur nombre dans 1 cm3 d’eau est relativement difficile, car les bactéries ont tendance à coller les unes aux autres. Même avec les meilleurs microscopes ou cytomètres en flux, on n’arrive pas à une bonne précision lorsque l’on compte les micro-organismes. Dans la terre c’est encore plus difficile car les bactéries se ‘cachent’ à l’intérieur ou entre des particules et y forment des biofilms. Et nous trouvons des bactéries vivantes jusqu’à 4 km de profondeur, dans une zone appelée la  subsurface (Figure 5). Les incertitudes sont ici énormes car la subsurface est très difficile à étudier. Pour les végétaux terrestres, estimer la biomasse est par contre beaucoup plus facile : les organismes sont seulement présents en surface, ils sont grands, visibles à l’oeil nu, et des réseaux de satellites peuvent être utilisés pour estimer la couverture végétale. Un verdissement récent de la planète a même été constaté (voir ici).

Figure 5. La subsurface est la zone de la planète qui comporte le plus de bactéries. Ces bactéries vivent dans les pores (surtout micropores) et les fractures des roches, et ce jusque 4 km de profondeur. A ce niveau, la température est telle (± 150°C) que la vie n’est plus possible.

 

5. Les conséquences des incertitudes

Les conséquences des incertitudes citées ci-dessus sont énormes. Nous savons estimer avec beaucoup de précision la biomasse des plantes, et nous pouvons donc estimer leur effet sur le cycle du carbone. Ces plantes pompent du CO2 atmosphérique et constituent donc une sortie pour le réservoir de carbone que représente l’atmosphère (voir l’article de JC Maurin en 4 parties : 1/4, 2/4, 3/4 et 4/4).

Mais comme nous ne savons pas estimer la biomasse des bactéries et des archées avec beaucoup de précision (70 Gt ? 500 Gt ? 700 Gt ?), et que ces bactéries et archées peuvent être autotrophes (fixer du CO2) ou hétérotrophes (consommer du CO2), nous n’avons aucune idée de leur effet sur le cycle du carbone global ! Les bactéries pourraient dominer en biomasse toutes les plantes de la planète et émettre ou fixer beaucoup de CO2. La fixation bactérienne du CO2 peut également se dérouler dans le noir absolu (bactéries chimio-autotrophes) comme c’était presque toujours la règle au Précambrien (Archéen et Protérozoïque inférieur). Nous le voyons, les conséquences sont potentiellement énormes. Tous les calculs concernant le cycle du carbone réalisés jusqu’à présent par le GIEC et d’autres auteurs sont très approximatifs car nous sommes incapables d’estimer la biomasse bactérienne avec suffisamment de précision, et ceci pour tous les écosystèmes de la planète.

6. Conclusions

  • La biomasse vivante représente 550 Gt de carbone, un chiffre comparable au carbone présent dans l’atmosphère (829 Gt de carbone selon le GIEC).
  • Ce sont les plantes qui dominent en biomasse (450 Gt de carbone).
  • Les animaux et l’homme ne représentent que 0,3% du carbone de la biomasse. Leur élimination complète n’éliminerait pas la vie sur Terre et n’influencerait pas grandement le cycle du carbone, tout comme la disparition de quelques espèces animales [3].
  • La biomasse du bétail (0,1 Gt) est plus de 14 fois supérieure à la biomasse des mammifères sauvages (0,007 Gt). Ceci est la conséquence de notre régime alimentaire : les humains sont essentiellement des carnivores !
  • Les incertitudes concernant la biomasse des bactéries et des archées est énorme. Les procaryotes (bactéries + archées) sont probablement les organismes dominants en termes de biomasse. Comme il est difficile d’estimer leur nombre, de grandes incertitudes planeront toujours sur les entrées et les sorties de carbone du stock que constitue l’atmosphère (cf. articles de JC Maurin ici). Quantifier avec précision la biomasse des procaryotes sur la planète est illusoire avec les technologies actuelles.

Références

[1] Bar-On YM, Phillips R, Milo R. The biomass distribution on Earth. Proc Natl Acad Sci U S A. 2018 Jun Influence du cycle du carbone 19;115(25):6506-6511. doi: 10.1073/pnas.1711842115. Epub 2018 May 21.

[2] Whitman WB, Coleman DC, Wiebe WJ (1998) Prokaryotes: the unseen majority. Proc. Natl. Acad. Sci. USA, Vol. 95, pp. 6578–6583.

[3] Les espèces animales sont cependant importantes pour l’homme et il est nécessaire de les préserver. Effectivement, elles lui fournissent de nombreux services : par exemple, les animaux constituent un pool de gènes dont l’étude nous apporte de nombreux renseignements sur le fonctionnement des cellules, sur l’apparition de la vie, et sur la théorie de l’évolution. De nombreux progrès sont faits en médecine grâce à l’étude de certaines espèces animales. Les animaux sont également utilisés par l’homme pour le transport, la chasse, la pêche et le divertissement (zoo, safaris, etc.). Mais au niveau écologique, la perte d’espèces animales n’est pas un phénomène relativement grave : les niches écologiques vacantes sont rapidement colonisées par d’autres espèces. Ceci est confirmé par les archives géologiques relatant les nombreux cataclysmes du passés.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *