Transition de technologie nucléaire, SMR et réacteurs avancés

par Ernest Mund, FNRS et Université Catholique de Louvain (Belgique).

L’inquiétude liée au réchauffement climatique est un puissant motif de réduction de la consommation des combustibles fossiles. Les dirigeants européens veulent annuler les émissions de gaz à effet de serre en 2050 et augmenter au maximum la demande d’énergie finale sous forme d’électricité. Cette stratégie devrait assurer un rôle prépondérant à l’énergie nucléaire. Ce n’est pas le cas en raison d’une hostilité persistante de certaines nations européennes vis-à-vis de cette source d’énergie. Les arguments invoqués sont d’ordre économique, dénoncent des risques potentiels d’accidents et la production de déchets radioactifs de très longue durée de vie. Partiellement justifiés pour les réacteurs actuels, ils ne constituent aucunement un frein à long terme. Le monde technologique partage avec le règne du vivant la propriété d’être en constante évolution. Le processus est lent, requérant environ un siècle pour qu’une technologie se transforme profondément. Née aux alentours de 1950, la technologie nucléaire devrait donc être très différente dans un peu plus de vingt ans. Des unités de puissances réduites fabriquées en usine et baptisées Small Modular Reactors (SMR) dans la terminologie anglo-saxonne, devraient bientôt répondre aux critiques d’ordre économique. Des technologies émergentes avec des fluides de refroidissement autres que l’eau (hélium, métaux liquides ou sels fondus) devraient satisfaire les préoccupations en matière de sûreté. Elles pourraient en outre élargir le champ des applications au dessalement de l’eau, à la production de chaleur à haute temperature ainsi qu’à la propulsion navale. Enfin, l’utilisation de combustibles usés en provenance du parc des réacteurs actuels, plongés dans un spectre de neutrons rapides, pourrait contribuer à l’élimination des déchets nucléaires de longue durée de vie. Ignorer ces promesses du changement technologique et persister aveuglément dans une attitude hostile peut conduire à des choix néfastes pour l’environnement.

Introduction

Le « Green Deal » européen adopté en 2020 devrait considérablement réduire les émissions de gaz à effet de serre sur le continent d’ici 2030 et conduire à une neutralité carbone en 2050. Certains États membres étant opposés à l’énergie nucléaire, cette politique signifie l’adoption quasi exclusive d’énergies renouvelables (hydraulique, éolien, solaire), préjudiciable pour des raisons indiquées ailleurs (Furfari et Mund, 2021). Les opposants au nucléaire dénoncent des temps de construction prohibitifs, des coûts élevés, des risques d’accidents graves et la production de déchets nucléaires à très longues durées de vie (Sovacool et Cooper, 2008). Dans l’état actuel d’une technologie héritée du début de la guerre froide (1950), ces arguments sont partiellement justifiés. Mais les propriétés physiques de la fission et la diversité des matériaux susceptibles de répondre aux besoins offrent la possibilité de concevoir des systèmes à réaction en chaîne très différents, pour lesquels les difficultés soulevées pourraient être considérablement réduites. (Ud-Din et Nakhabov, 2020).

Dans une étude consacrée aux fondements généraux des technologies, Brian Arthur (Arthur, 2009) montre que l’évolution de celles-ci offre des similitudes avec l’évolution du vivant, quoique sur d’autres échelles de temps. L’innovation technologique répond à la satisfaction de besoins sociaux d’autant plus faciles à couvrir que la panoplie des découvertes scientifiques ne cesse de s’élargir. Dès qu’une nouvelle technologie apparaît il peut y avoir couplage à des technologies existantes et apparition de nouvelles ramures dans la structure arborescente des technologies. Deux mécanismes importants régissent cette évolution : l’approfondissement structurel et le remplacement interne. Les mécanismes d’essais et d’erreurs permettent à tout moment d’adopter les outils auxiliaires les plus performants. Le processus évolutif est autopoïétique en ce sens qu’une technologie participe pleinement à sa transformation. Différentes variétés d’une jeune technologie accédant au marché, ce dernier sélectionne celle qui répond le mieux aux besoins. Mais, contrairement au monde biologique darwinien où la domination à long terme est exercée par les éléments les plus robustes, toutes les technologies n’obéissent pas nécessairement à cette règle. La domination du marché peut être exercée par une technologie sous-optimale. Dès qu’une technologie domine ses concurrentes pour quelque raison que ce soit, on parle de verrouillage. Les cas de verrouillage sous-optimal abondent (Cowan, 1990, Cowan et Hulten, 1996). Nous examinerons celui de la technologie des réacteurs à eau légère (REL). Nous verrons ensuite les raisons pour lesquelles, dans ce cas précis, l’optimisme doit prévaloir.

La technologie nucléaire actuelle est verrouillée

Le 2 décembre 1942, une équipe de physiciens de l’Université de Chicago dirigée par Enrico Fermi réalise le premier système à réaction en chaîne. Cette réaction est basée sur la fission de noyaux d’uranium-235 (U235) par des neutrons ralentis dans une matrice de graphite. Découverte en Allemagne quelques années auparavant, la fission libère une quantité d’énergie considérable ainsi que des neutrons secondaires, à l’origine de la réaction en chaîne. L’expérience de Fermi débouche sur une technologie très prometteuse. À l’époque, la priorité absolue étant la fin de la Seconde Guerre mondiale et la nouvelle technologie offrant des applications militaires, ce sont celles-ci qui sont développées en priorité dans le cadre du « Projet Manhattan » aboutissant à la destruction d’Hiroshima et de Nagasaki (1945). Peu de temps après la fin de la guerre une autre menace émerge, qui exige elle aussi une réponse militaire : l’impérialisme soviétique. L’amiral Rickover, haut responsable de la marine américaine, envisage la propulsion nucléaire de sous-marins comme arme de dissuasion, la technologie permettant l’immersion prolongée dans les océans. Des perspectives analogues sont envisagées à l’US Air Force pour la propulsion des avions mais, nécessitant des températures très élevées, elles semblent beaucoup plus difficiles à atteindre et sont rapidement abandonnées.

L’équipe de Fermi était consciente de la diversité des systèmes à réaction en chaîne concevables, les matériaux et la cinétique des neutrons jouant des rôles essentiels. La fission d’un noyau d’U235 est d’autant plus probable que le neutron qui la provoque est lent. Les neutrons secondaires étant émis avec des énergies cinétiques importantes, il est necessaire de les ralentir en leur faisant subir des collisions élastiques avec un élément léger (hydrogène, deutérium ou carbone) baptisé modérateur. Le dispositif de Fermi modéré au graphite offrait une excellente économie neutronique, mais le graphite conduit à des installations moins compactes que les installations modérées à l’eau légère. L’économie neutronique de ces dernières en revanche est moins favorable que celle des réacteurs modérés à l’eau lourde (D2O) ou au graphite, l’hydrogène absorbant les neutrons. La taille étant une contrainte impérative pour les systèmes de propulsions, la marine américaine opta en faveur des REL pour ses besoins propres (Weinberg, 1994). Des géants industriels comme Westinghouse et General Electric étant impliqués dans ce programme, tout naturellement les premiers réacteurs de puissance à des fins commerciales (Génération-II) appartiendraient à la même technologie, nécessitant de l’uranium légèrement enrichi (5%) en U235. Le Royaume-Uni et la France optèrent d’abord pour l’uranium naturel (Unat) contenant 0,7% U235 et le graphite, le Canada choisissant le couple (Unat, eau lourde) pour sa filière CANDU. Au fil du temps, seuls les réacteurs CANDU parmi les variétés utilisant l’Unat furent maintenus. Les réacteurs anglais et français modérés au graphite et refroidis au gaz furent graduellement supplantés par des REL, ce qui a conduit à parler de verrouillage sous-optimal pour les réacteurs de puissance (Cowan, 1998).

Le premier REL à usage industriel (60 MWe) fut inauguré à Shippingport en 1957. Cinq années plus tard vint BR3, le premier réacteur à eau sous pression construit en dehors des Etats-Unis, au SCK•CEN de Mol en Belgique. L’installation de Shippingport a une importance historique, car elle a permis la découverte de la surrégénération (‘breeding’) d’U233 à partir de thorium-232 (Th232), par neutrons thermiques. Cette possibilité de produire un excédent de matière fissile à l’aide de neutrons thermiques ne fut cependant pas exploitée, toute la R&D de l’époque étant concentrée sur la surrégénération de plutonium-239 (Pu239) à partir d’U238, à l’aide de neutrons rapides.

Les premières installations commerciales de REL au début des années 70 eurent une taille de 400 MWe afin d’optimiser les investissements et les coûts de l’énergie. Une caractéristique de l’industrie nucléaire à cette époque, aux conséquences économiques évidentes, était l’absence de standards de construction, c’est-à-dire l’inexistence d’installations identiques. Ceci n’a pas beaucoup changé, bien que des éléments techniques aient été progressivement mis en place pour amener le marché vers plus d’uniformité. Ainsi, des travaux réalisés à l’Université d’État de l’Oregon à Portland (États-Unis) au cours des années 90 pourraient modifier la donne. Une équipe de chercheurs de cette institution a développé un système nucléaire avec générateur de vapeur intégré dans la cuve de pression, réduisant considérablement le risque d’accident par perte de réfrigerant (LOCA). Ce système a été le point de départ d’un nouveau paradigme industriel : des unités de puissance réduite (~75 MWe) construites en usine et amenées sur chantier, prêtes au montage. Dans la terminologie anglo-saxonne le nouveau concept est connu sous le nom de SMR (Small Modular Reactor). La société NuScale créée dans la suite des travaux de l’Université de l’Oregon, associée au géant de l’ingéniérie Fluor sera probablement le premier concepteur de SMR à installer des centrales électriques de ce type dans le monde. D’autres SMR à eau légère seront bientôt commercialisés ; en particulier celui du constructeur Rolls-Royce équipant la flotte de sous-marins britanniques. La version civile sera de taille un peu plus grande (~470 MWe) tout en conservant les caractéristiques générales des SMR. Février 2023 est une date importante pour Rolls-Royce : le groupe polonais Industria a signé un protocole d’intention (MoI) pour le déploiement de trois de ces SMR afin de décarboner son infrastructure énergétique.

Figure 1.    La technologie des REL dans les versions standard et SMR

 La compétitivité économique des SMR par rapport aux réacteurs de grandes tailles est un sujet majeur qui a fait l’objet d’études approfondies (Boarin et al, 2012) sans parvenir à des conclusions tranchées (Mignacca et Locatelli, 2020). La plupart des auteurs reconnaissent cependant que l’effet d’échelle n’est pas le seul facteur à prendre en considération en faveur pour les petites installations. La modularité des systèmes, les économies de co-implantations et les durées de construction réduites pour les SMR sont également des paramètres à prendre en compte. Enfin, il convient d’analyser les coûts de démantèlement en fin de vie, ceux d’installations plus petites pouvant être moins élevés. Ce qui n’est ici que pure hypothèse nécessite une démonstration rigoureuse.

 Premières recherches sur les systèmes avancés

Au moment où l’US Navy adopte la propulsion nucléaire pour ses bâtiments, l’US Air Force essaie d’en faire autant pour ses avions Elle s’engage dans un Aircraft Nuclear Program (ANP) qui se révélera rapidement une voie sans issue. Les REL n’étant pas en mesure de fournir les niveaux de température nécessaires à la propulsion aérienne (750 °C), les physiciens de d’Oak Ridge National Laboratory (ORNL) suggèrent un système de réaction en chaîne utilisant des sels fondus susceptibles de fournir des températures de cet ordre. Un premier système appelé ARE (Aircraft Reactor Experiment) est rendu conçu en 1954 suivi quelques années plus tard par MSRE (Molten Salt Reactor Experiment). Ces deux systèmes se sont révélés très performants. Leur technologie différait fondamentalement de la technologie originale de Fermi avec un combustible liquide sous forme de tétrafluorure d’uranium (UF4) plutôt qu’un combustible métallique. Weinberg et Wigner, à la direction d’Oak Ridge de cette époque, sont fascinés par les systèmes nucléaires homogènes, faciles à modéliser mathématiquement. Ils poussent le laboratoire à construire d’autres systèmes de ce type et ce ne sont pas moins de quatre installations qui vont inaugurer la liste des réacteurs avancés : les deux installations mentionnées plus haut ainsi que HRE (Homogeneous Reactor Experiment) et HRT (Homogeneous Reactor Test). L’ensemble de ces quatre installations est considéré par certains comme le plus remarquable des 13 installations construites à ORNL depuis les débuts du laboratoire (Rosenthal, 2010).

L’énergie nucléaire du futur

En 2001, le département de l’Énergie des États-Unis (USDOE) lance une initiative visant à identifier les technologies nucléaires qui répondent le mieux à des critères de sûreté et d’économie, ainsi qu’aux préoccupations environnementales et à la non-prolifération, pour la production d’énergie primaire. Il crée un groupe d’étude appelé Generation-IV International Forum (GIF). Plusieurs pays disposant d’une industrie et/ou d’une institution de recherche nucléaire adhèrent à ce groupe[a]. Le GIF identifie six technologies qui répondent aux exigences de départ : les réacteurs rapides refroidis au gaz (GFR), les réacteurs rapides refroidis au sodium (SFR), les réacteurs à eau super-critique (SCWR), les réacteurs à très haute température (VHTR), les réacteurs rapides refroidis au plomb (LFR) et les réacteurs à sels fondus (MSR). Elles sont représentées symboliquement à la Figure 2.


 Figure 2.  Les  six technologies nucléaires avancées identifiées par le GIF (U.S. DOE NERAC, 2002)

La technologie des sels fondus qui avait été testée à ORNL dans les années 1950 est considérée par les experts du GIF comme l’une des technologies les plus attrayantes et sûres pour les raisons suivantes :

  • L’absence d’eau dans le cœur du réacteur élimine le risque d’accident par perte de   réfrigerant comme ce fut le cas à Three Mile Island en 1979. Elle élimine également le risque d’explosion d’hydrogène dû aux réactions zirconium/eau qui peuvent se produire sur les gaines des crayons de combustible à très haute température (comme ce fut le cas à Fukushima),
  • L’absence de sodium élimine le risque de réaction chimique fortement exothermique,
  •  Une pression proche de la pression atmosphérique, un combustible liquide et un coefficient de réactivité en température très négatif contribuent fortement à la sûreté,
  • Le fait qu’aux températures de fonctionnement (~700 °C) le combustible destiné aux MSR soit en phase liquide facilite l’alimentation en combustible frais par rapport aux réacteurs à combustible solide. Bien qu’il s’agisse d’une opération délicate, un approvisionnement régulier est possible, ce qui n’est pas le cas pour ces derniers. Une réserve de réactivité à long terme n’est donc pas nécessaire, ce qui élimine le risque d’accident de criticité de type Tchernobyl,
  • La composition du sel fondu est telle que l’état liquide peut être maintenu jusqu’à 1 400 °C, bien au-dessus des valeurs opérationnelles. Si, pour une raison quelconque, la température du sel tombe en dessous de 459 °C, température de fusion du fluorure de lithium et de beryllium dont il est composé, il y a solidification et forte rétention des produits de fission non volatils.

Toutes ces raisons furent exposées en détails dans un rapport intitulé Generation-IV Technology Roadmap (U.S. DOE NERAC, 2002).

La réduction des risques d’accident des MSR a un impact économique positif en réduisant la nécessité de systèmes de sûreté actifs tels ceux utilisés dans les réacteurs actuels. Enfin, pour couronner le tout, des réacteurs à sels fondus avec spectres de neutrons rapides ouvriraient la voie à une réduction du stock actuel de plutonium et d’actinides mineurs ingérable dans les REL. L’ajout de combustible usé en provenance des réacteurs en fonctionnement (REL et CANDU) comme source de combustible pour ces MSR, permettrait d’exploiter l’énergie résiduelle de ces combustibles et d’éliminer quantité de radio-isotopes difficiles à gérer au plan environnemental.

Les conclusions du Generation-IV Roadmap donnent donc lieu à un énorme regain d’intérêt pour cette technologie entrée en léthargie depuis la fin des années 70. Plusieurs projets de R&D en réacteurs à sels fondus devraient aboutir à l’émergence de prototypes au cours des 15 à 20 années à venir (Furfari and Mund, 2022, IAEA 2020). La Figure 3 rassemble certains des projets les plus avancés au niveau mondial.

On accordera une attention particulière aux projets Moltex, Elysium, TerraPower et MOSART, quatre systèmes à spectres de neutrons rapides pour la production d’électricité et de chaleur industrielle. Le concept chinois TMSR est destiné à l’exploitation du cycle du thorium, une ressource minérale importante en Chine. Il est le seul concept développé en deux options : un sytème à sel fondu et un système à combustible solide formé de boulets comportant des particules TRISO (Dalin Zhang et al, 2018).

La plupart de ces installations entrent dans la catégorie des SMR, avec des unités de puissance inférieures ou égales à 300 MWe. Selon les applications les unités peuvent être réduites à 45 MWe comme par exemple le système MCFR (Terrapower) sélectionné par Core Power, société maritime britannique, pour décarboner la propulsion navale (Furfari et Mund, 2022).

Les systèmes MSR coexisteront avec les REL de Génération-II et Génération-III et auront des cycles de combustible en synergie avec ceux de ces derniers comme illustré à la Figure 4. 

Figure 3Sept réacteurs de type MSR en phase de R&D dans le monde[b]
Figure 4.  Flexibilité et bénéfices de Génération-IV

La production de chaleur industrielle est de la plus haute importance (Furfari et Mund, 2020). L’utilisation de chaleur est trop souvent négligée dans les politiques énergétiques actuelles. La crise de 2022 en Allemagne a mis en évidence ce besoin fondamental de l’énergie finale, dont l’industrie chimique a grandement besoin. Il faut être conscient de ce que 94% du gaz naturel utilisé en Allemagne l’est utilisé à des fins thermiques.

L’Europe est-elle sur la voie d’un verrouillage délétère ?

L’Union européenne est née sur la base des traités CECA en 1951 et Euratom en 1957. Ces traités visaient respectivement à créer un marché intérieur du charbon et de l’acier et à promouvoir l’énergie nucléaire civile. Jusqu’à un passé récent la Commission européenne était la gardienne et la promotrice de cette dernière. Sous l’influence d’une Allemagne très hostile, la Commission s’en est progressivement retirée.

En choisissant de promouvoir les énergies renouvelables quel qu’en soit le prix et en s’abstenant de prendre des initiatives en faveur de l’énergie nucléaire, conformément au traité Euratom, la Commission européenne affaiblit le développement de cette dernière. Les conditions préalables à un verrouillage futur en faveur des énergies renouvelables intermittentes sont progressivement mises en place alors que de nombreux indicateurs environnementaux et économiques sont en faveur de l’énergie nucléaire, tels l’empreinte des centres de production, les besoins en matériaux (béton, métaux, ciment, verre et autres) et les coûts système. Ces indicateurs sont d’ailleurs loin d’être les seuls. Contrairement aux énergies renouvelables intermittentes, l’énergie nucléaire ne crée aucune dépendance à l’égard d’un pays comme la Chine, dont les ressources en terres rares sont nécessaires pour les équipements des énergies renouvelables. Un verrouillage aurait donc également des conséquences géopolitiques.

La Table 1 compare les empreintes (en m2/GW) de centrales nucléaires et de sources d’énergie renouvelable intermittente sur la base de données collectées dans une grande zone géographique (Deshaies, 2020). Les sources renouvelables intermittentes ont des densités de puissance faibles. Cela suppose des empreintes beaucoup plus grandes que celles des centrales nucléaires. Le rapport dépend de la technologie ; il va de 200 à 1000.  

Table 1.  Empreintes de trois types d’installationd d’energie primaire (voir Deshaies, 2020)

La Figure 5 montre les exigences en matériaux de structure (exprimées en milliers de tonnes par TWh) pour la mise en œuvre des technologies énergétiques. Le nucléaire présente des avantages par rapport aux énergies renouvelables intermittentes. Malgré les quantités considérables de béton qui sont investies pour garantir la sécurité des installations, ces quantités sont inférieures à celles requises par l’énergie éolienne et beaucoup plus faibles que celles investies dans la construction de barrages. Une attention particulière doit être accordée aux quantités de métaux, de ciment et de verre requises par le solaire photovoltaïque solaire. En termes absolus le solaire photovoltaïque est la technologie qui nécessite le plus de ressources matérielles.


Figure 5. Ressources matérielles requises par différentes technologies (voir WNA, 2022)

Enfin, le coût de ces technologies a été abondamment étudié par l’agence NEA de l’OCDE. Dans un rapport intitulé “The Full Costs of Electricity Provision”, cette agence recense les différentes composantes du coût de production (voir OCDE-AEN, 2018). Ceci est particulièrement important pour la production intermittente qui doit faire face à des difficultés d’approvisionnement en cas d’intermittence prolongée. Pour garantir la couverture de la demande, les énergies renouvelables intermittentes doivent être supplées par des énergies pilotables qui représentent elles-mêmes un coût et dont la rentabilité n’est pas nécessairement optimale. Tous les éléments garantissant la sécurité d’approvisionnement doivent être classés (du point de vue coûts) dans ce que l’AEN appelle le coût ‘système’.

Plus que les coûts de production, d’exploitation et de maintenance, ce sont les coûts ‘système’ qui font la différence entre les technologies intermittentes et pilotables comme le montre la Figure 6 extraite du rapport de l’AEN. Cette figure indique le coût ‘système’ (en $US/MWh) pour les technologies pilotables (fossiles, nucléaire) et intermittentes (éolien, solaire PV) pour deux taux de pénétration de ce dernier dans le système électrique. Il convient de noter que le coût du système est composé de différents éléments, à savoir les coûts de connexion, de transmission et de distribution, d’équilibrage du réseau et d’utilisation.

Figure 6.   System costs of different energy technologies (see OECD-NEA, 2018).

Il n’est pas surprenant de conclure que la production pilotable comme le nucléaire est la plus intéressante du point de vue économique.

Les trois éléments de comparaison (empreinte, matériaux et coûts) vont dans le même sens : la technologie nucléaire est préférable aux renouvelables. Il est entendu que dans les études mentionnées c’est la technologie de Génération-II qui a été utilisée pour évaluer les différents coûts. L’avènement prochain de la technologie de Génération-IV ne devrait pas modifier ces conclusions. Comme mentionné précédemment, la sûreté inhérente de l’énergie nucléaire du futur devrait rendre la technologie plus attrayante. L’obstacle à surmonter sera psychologique, car une peur instinctive du rayonnement imprègne l’esprit du public.

Conclusion

Évolution et transition de technologies sont des processus qui prennent du temps. Il y a plusieurs raisons techniques, commerciales ou autres à cela. Les grands succès du passé nous font oublier qu’au moment où ils ont eu lieu, les choses étaient loin d’être simples, les résistances au changement étant souvent présentes pour de nombreuses raisons, notamment commerciales. Ce fut particulièrement le cas à l’époque de Drake (1859), au début de l’ère industrielle du pétrole de roche, un concurrent du pétrole de charbon, de la térébenthine et de l’huile de baleine, pour l’éclairage (voir Rhodes, 2018). L’utilisation de cette commodité nouvelle a finalement décollé dans le secteur des transports. Dans le cas de l’énergie nucléaire de Génération-IV abordée dans ce travail, le temps nécessaire au déploiement futur de cette technologie est lié à son réglage fin. Ses avantages par rapport aux technologies de Générations II et III sont connus et la mise en œuvre réussie de celles-ci ne fait qu’en renforcer l’attrait. L’obstacle à surmonter est psychologique, car une peur instinctive du rayonnement imprègne l’opinion publique en Occident. Cette peur est loin d’être universelle et insurmontable : que fera l’UE s’il se confirme que dans 20 ans le reste du monde, n’ayant pas participé à la « monoculture » des énergies renouvelables variables et intermittentes, aura pris une avance sérieuse dans les nouvelles technologies nucléaires exemptes des principaux défauts des installations actuelles – risques d’accidents, déchets de longue durée de vie – et possédant d’éminentes qualités environnementales. Ignorer cette possibilité, c’est mettre en place un verrouillage délétère que les générations futures pourront regretter. Très paradoxalement, pour des raisons essentiellement environnementales…

Annexe – Systèmes à réaction en chaîne – Concepts de base

La fission de noyaux lourds tels 235U et 239Pu libère de l’énergie, des fragments de fission et des neutrons secondaires. L’émission d’énergie est de 210 MeV[c] par fission qui apparaît sous forme d’énergie cinétique des fragments de fission transformée en chaleur par collision de ces derniers avec les composants des matériaux de structure. La fission libère de 2 à 3 neutrons secondaires par réaction (légèrement plus pour le 239Pu que pour l’235U). Ceux-ci sont les éléments constitutifs de la réaction en chaîne, fournissant continuellement de l’énergie si et seulement si un neutron secondaire en moyenne déclenche une nouvelle fission. Lorsque cette condition est remplie, on dit que le réacteur est à l’état critique.

Figure 7.   Section efficace de fission de l’ 235U  (bibliothèque ENDF/B).

À leur apparition dans le système les neutrons secondaires ont une énergie cinétique distribuée atteignant 1 MeV. On parle de neutrons rapides. Des collisions avec les composants des matériaux de structure et le combustible fissile induisent des réactions de diffusion, d’absorption ou de fission, processus physiques aléatoires décrits par des sections efficaces. La Figure 7 montre la section efficace de fission de l’235U pour des neutrons d’énergies comprises entre 10-4 eV et 10 MeV. À des énergies de l’ordre de 0,025 eV, la réaction de fission est mille fois plus élevée qu’à 1 MeV, l’énergie d’émission de neutrons de fission. Par conséquent, il est nécessaire de ralentir les neutrons de fission à des énergies aussi faibles que possible par diffusion sur des éléments légers (H, D, C) dans l’eau ordinaire, l’eau lourde ou le graphite. Puisque 0,025 eV correspond à une énergie thermique (3 k T/2, k étant la constante de Boltzmann et T la température en Kelvin), les neutrons de basse énergie sont généralement appelés neutrons thermiques.

Références

Furfari S., & Mund E.H. (2021). Is the European Green Deal Achievable? Eur. Phys. J. Plus 136:1101.

Sovacool B.K., & Cooper C. (2008). Nuclear Nonsense: Why Nuclear Power is No Answer to Climate Change and the World’s Post-Kyoto Energy Challenges. 33 Wm. & Mary Envtl. L. & Pol’y Rev. 1, https://scholarship.law.wm.edu/wmelpr/vol33/iss1/2

Ud-Din Khan S., & Nakhabov A. (2020). Nuclear Reactor Technology Development and Utilization.   Elsevier.

Arthur B.W. (2009). The Nature of Technology – What it is and how it evolves. Penguin.

Cowan R., & Hulten S. (1996). Escaping lock-in: The case of the electric vehicle. Technological Forecasting and Social Change, volume 53, 61-79.

Cowan R.  (1990). Nuclear Power Reactors: A Study in Technological Lock-in. The Journal of Economic History, volume 50, 541-567.

Weinberg A.M. (1994). The First Nuclear Era: The Life and Times of a Technological Fixer. Springer New York.

Mignacca B., & Locatelli G. (2020). Economics and finance of Small Modular Reactors: A systematic review and research agenda. Renewable and Sustainable Energy Reviews 118.

Boarin S., Locatelli G., Mancini M, & Ricotti M.E. (2012). Financial Case Studies on Small- and Medium-Size Modular Reactors. Nuclear Technology, volume 178, 218-232.

Rosenthal, M.W. (2010). An Account of Oak Ridge National Laboratory’s Thirteen Nuclear Reactors.  ORNL/TM-2009/181.

U.S. DOE NERAC. (2002) A Technology Roadmap for Generation IV Nuclear Energy Systems https://www.gen-4.org/gif/upload/docs/application/pdf/2014-03/gif-tru2014.pdf.

Furfari S., & Mund E. (2022). Advanced nuclear power for clean maritime propulsion, Eur. Phys.  J. Plus 137:747.

IAEA (2020). Advances in Small Modular Reactor Technology Developments, Supplement to ARIS, 2020,  http://aris.iaea.org

Dalin Zhang & al. (2018). Review of conceptual design and fundamental research of molten salt reactors in China. Int J Energy Res. 2018;42:1834-1848,

Furfari S., & Mund E. (2020), Renewable energy in the EU: from perception to reality, Energy Literacy, 27-11-2020,

https://www.connaissancedesenergies.org/tribune-actualite-energies/energies-renouvelables-dans-lue-de-la-perception-aux-realites.

Deshaies M. (2020), Geographical problems of energy transitions: what perspectives for the evolution of the energy system?  Developing Worlds, 2020/4 (No. 192), pages 25-44.

World Nuclear Association (2022), Nuclear Energy and Sustainable Development,

https://world-nuclear.org/information-library/energy-and-the-environment/nuclear-energy-and-sustainable-development.aspx OECD-NEA (2018), The Full Costs of Electricity Provision

3 réflexions sur « Transition de technologie nucléaire, SMR et réacteurs avancés »

  1. Quand on lit dès la première ligne de l’introduction qu’il faut « diminuer les émissions de gaz à effet de serre » ou encore « conduire à une neutralité carbone », on n’a pas envie d’en lire plus. L’effet de serre ne fait que convertir en chaleur une partie de l’activité solaire et cette conversion ne touche que l’air de la basse atmosphère, elle est bien insuffisante pour réchauffer la Terre elle-même et en particulier ses océans. Merci à l’effet de serre de réchauffer l’air dans lequel nous vivons, mais cet effet de serre proportionnel à l’activité solaire est totalement marginal dans le réchauffement climatique. L’énergie nucléaire a d’autres atouts, il est inutile d’invoquer la « décarbonation ». Cela décrédibilise en plus les scientifiques et ingénieurs qui soutiennent la filière nucléaire. Ces derniers n’ont nul besoin d’emboîter le pas des dévots du GIEC. C’est peut-être utile médiatiquement et politiquement mais c’est absurde scientifiquement. Il est temps de tourner la page et de revenir au monde réel.
    Pour le reste, concernant les différentes filières nucléaires, il y aurait beaucoup à dire, au-delà d’un historique certes intéressant mais sans intérêt majeur.. En attendant voyez par exemple :

    https://climatetverite.net/2022/11/16/nucleaire-il-nest-pas-trop-tard/

    1. SCE, comme son nom l’indique, est un site de savoir. Ce n’est ni un site d’opinion ni un bloc-note de réflexions épinglées à la sauvette. Y invoquer les opinions des dévots du GIEC, largement répandues dans le public, est donc légitime même si ces opinions sont douteuses. Il faut le faire face au déni permanent d’idéologues influents concernant l’intérêt du nucléaire face au défi climatique. Il est bien entendu que le nucléaire n’a pas besoin de l’exorcisation de ces peurs pour s’imposer. Ses qualités intrinsèques appelées à croître et à se diversifier constituent l’objet essentiel de la plaidoirie.

      C’est pour des raisons de savoir enfin, que le texte rappelle dans ses grandes lignes les travaux de l’économiste Brian Arthur concernant les propriétés du monde technologique en transformation permanente. Ces travaux anciens et peu connus, permettent d’entrevoir ce que sera le nucléaire à long terme. C’est là que réside leur intérêt majeur.

      1. SCE: Merci pour votre réponse. Vos questions reviennent presque à écrire une nouvel article pour rendre compte de vos préoccupations.
        Comme vous notez en fin de commentaire ‘Quant au site de savoir, je suis prêt à relever le défi’, nous vous invitons à écrire un article scientifique sur la question, à publier chez nous ou ailleurs (vous nous donnerez alors le lien).

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