Transition technologique accélérée et risque de verrouillages pernicieux

Samuel Furfari, Université Libre de Bruxelles
Ernest Mund, FNRS et Université Catholique de Louvain

Résumé

De nombreux dirigeants politiques dans le monde veulent éliminer les combustibles fossiles comme sources d’énergie primaire et les remplacer à un horizon de quelques décennies par des sources de trace carbone minimale, pour faire face aux menaces pesant sur le climat. La réussite d’une telle démarche doit tenir compte de mécanismes inhérents aux transitions de technologie, difficiles à maîtriser. Ces transitions nécessitent du temps. Les précipiter peut conduire à des résultats éloignés d’un optimum, la conquête progressive du marché par des solutions très performantes pouvant être bloquée par des choix de qualité moindre, un phénomène désigné sous le nom de ‘verrouillage’. L’analyse faite dans ce travail est axée sur la production d’électricité sans trace carbone pour laquelle tout semble indique qu’une situation de ce type pourrait se présenter.

Mots-clés : Transition énergétique, Facteur temps, Verrouillages technologiques

  1. Introduction

D’innombrables technologies accompagnent la vie des hommes depuis des temps immémoriaux. Les technologies — en un sens large, incluant systèmes et procédés — ont ceci de commun avec le monde du vivant qu’elles évoluent sur des échelles de temps qui leur sont propres. Le rapprochement entre leur évolution et celle du monde vivant est un sujet qui remonte à l’époque de Darwin. Il a été initié par Samuel Butler, auteur anglais d’une nouvelle intitulée Erewhon [1]. Ce qui, à l’époque, était plus le fruit d’une imagination fertile que le résultat de travaux scientifiques structurés a fini par devenir un objet d’études très rigoureuses décrites dans le livre ‘The Nature of Technology – What it is and how it evolves’ de W.B Arthur [2]. On peut en résumer les grands principes comme suit : toute technologie émergente repose en partie sur des technologies qui existent. Leur apparition peut correspondre à la nécessité de satisfaire des besoins non encore couverts dans la société, tout comme à la mise en œuvre de découvertes récentes, inexploitées. Dès qu’une technologie nouvelle apparaît, elle peut être couplée à des technologies existantes et participer au processus d’extension de l’arborescence. Des processus d’adaptation par le mécanisme « essais et erreurs » sont à l’œuvre ; ils permettent, à chaque instant, d’adapter les éléments constitutifs d’une technologie à leur état le plus avancé. Le processus évolutif est autopoïétique[a], au sens où une technologie participe pleinement à sa propre transformation [2]. Les exemples de technologies récentes illustrant ce principe abondent et chacun en aura l’un ou l’autre en tête, selon son expertise ou ses centres d’intérêt. 

En économie libérale, c’est le marché qui sélectionne les technologies répondant le mieux aux besoins de la société. Mais, comme on le verra plus loin, d’autres considérations peuvent entrer en jeu. Le processus d’accès au marché, voire de domination progressive de celui-ci, prend du temps. En outre, ce n’est pas nécessairement l’élément le plus performant du secteur – en un sens qu’il importe de préciser au coup par coup – qui accède à la domination du marché. Contrairement au monde biologique darwinien dans lequel la domination à (très) long terme est exercée par les individus les plus robustes, le monde de la technologie n’obéit pas à cette règle. Il arrive donc que la domination soit exercée par une technologie sous-optimale. Dès qu’une technologie exerce la dominance sur ses concurrentes, on parle de verrouillage[b], l’expression étant invoquée surtout dans les cas sous-optimaux [2,3]. L’exemple classique de verrouillage technologique est celui du clavier QWERTY/AZERTY inventé par l’Américain Christopher Sholes et adopté en 1873 pour les machines à écrire de la firme Remington[c] [4]. Bien qu’inférieur à d’autres claviers (tel le Dvorak) il est resté l’outil de référence dans un environnement n’ayant in fine plus rien de commun avec celui qui l’avait vu naître.

Le secteur automobile offre un exemple intéressant de compétition technologique [5,6].
A la fin du XIXe siècle, le transport hippomobile fait progressivement place au transport automobile transportant l’énergie dont il a besoin. Trois technologies apparaissent à peu près au même moment : le moteur à vapeur, le moteur électrique et le moteur à combustion interne. Les deux premiers ont des défauts qui vont permettre au troisième de s’imposer vers les années 1930[d] et de dominer le marché. Vers les années 1970, la crise pétrolière conduit à un retour des véhicules électriques, mais sans grande suite, les batteries de l’époque étant au plomb comme celles d’Edison. Ensuite vers 2000, grâce à la découverte des batteries Li-ion, apparaissent les premiers signes d’une remise en question des bienfaits de la combustion interne, la pression écologiste (pollution atmosphérique par le soufre, les oxydes d’azote, les particules fines et émissions de CO2) appuyant le mouvement. L’hostilité ne cesse de grandir au point qu’aujourd’hui on assiste à un retour progressif à la voiture électrique appelée peut-être à une domination du marché européen pour des raisons exogènes à l’économie, l’UE ayant décidé en juin 2022 de bannir la vente de nouveaux véhicules thermiques d’ici 2035. Ces deux cas de verrouillages sont loin d’être les seuls, la technologie nucléaire en ayant livré un autre peu de temps après sa naissance (voir [7]). Nous y reviendrons.   

2.    Transition technologique et temps de pénétration du marché.

Au début des années 70’, deux chercheurs de General Electric, John Fisher et Robert Pry, développent un modèle mathématique élémentaire décrivant la substitution d’une technologie à une autre, dans un marché dépourvu de contraintes [8]. Le modèle repose sur des principes simples : l’avancée technologique est un processus compétitif qui participe aux règles du marché. Si le processus de substitution parvient à évoluer de quelques pour cent, il va se poursuivre jusqu’au bout. En désignant par f(t) la part de marché du nouveau processus à l’instant t, le taux de croissance de cette part est proportionnel au pourcentage restant du processus ancien (1-f). En traduisant ces contraintes en termes différentiels, on peut montrer que l’évolution de la part du marché obéit à une loi logistique de Verhulst (voir [9])

Les constantes a et t0 apparaissant dans la relation dépendent du cas traité. Au départ, le processus de substitution est de nature exponentielle. Un effet de saturation s’installe au cours du temps, la fraction (1-f) de technologie à remplacer allant en diminuant. La relation (1) est aussi appelée  « courbe en S »  à cause de l’allure représentée à la figure 1 (a). On vérifie qu’en représentation logarithmique, la quantité f/(1-f) est représentée par une droite comme le montre la figure 1 (b), le paramètre t0 correspondant à l’instant où la part de marché atteint 50 %.

Figures 1(a) et 1(b)   Évolution temporelle de f(t) et de f(t)/(1-f(t))

Dans leur article de base, Fisher et Pry analysent une série de substitutions qui vont de produits de la vie courante (fibres naturelles par des fibres synthétiques, cuirs par des matières plastiques, savon par des détergents, etc.) à des procédés industriels majeurs comme la production d’aciers, sans aborder toutefois le secteur clé de l’énergie. Tous les cas traités s’inscrivent remarquablement dans le cadre de la relation logistique (1), comme le montre la figure 2. On remarque qu’il a fallu environ 40 ans (1860 – 1900) au procédé Martin, substitut du procédé Bessemer, pour passer de 1 à 50 % de part de marché dans la production d’acier. 

Figure 2.  Evolution de f(t)/(1-f(t)) pour différents processus industriels.

Marchetti, Nakicenovic [10,11] et Peterka [12], chercheurs à l’International Institute for Applied Systems Analysis(IIASA), centre de recherche situé en Autriche, appliquent cette méthodologie aux transitions de technologies énergétiques peu avant le second choc pétrolier (1979). Comme ces transitions impliquent des ressources de natures différentes (bois, charbon, pétrole, gaz naturel, uranium…), la formulation du problème est plus compliquée. Trois rapports publiés à la fin des années soixante-dix décrivent la généralisation de la méthode avec un échantillon varié de résultats. La figure 3 illustre l’évolution à l’échelle mondiale de l’utilisation des combustibles classiques, du nucléaire et de l’énergie solaire et de fusion (SOL FUS sur le graphique).

Figure 3.    Évolution de f(t)/(1-f(t)) pour différents systèmes énergétiques (voir [10])

Les effets de couplage entre les systèmes en concurrence sont notoires : la phase de croissance de la loi logistique pour le système k se substituant au système (k-1) est interrompue par l’arrivée du système (k+1), se substituant à lui et réduisant progressivement sa part de marché. 

Cette figure montre que le processus de transition prend environ un siècle pour permettre à une nouvelle technologie de conquérir 50 % de part de marché. On remarquera que les données numériques sont arrêtées à 1970 (année ronde la plus proche de la publication) avec des ajustements logistiques étendus jusqu’à 2050. 

En 2007, Luis de Sousa a actualisé les courbes de Marchetti en utilisant les données de l’époque (Figure 4) [13]. Il montre que les conclusions sont différentes du modèle des années 1970, probablement en raison des chocs pétroliers qui ont perturbé le marché. Il observe qu’après le contre-choc pétrolier des années 1980, le marché semble s’être figé, chaque source d’énergie conservant sa part de marché. Le marché n’a pas reconnu les nouvelles technologies énergétiques. Quatre ans avant l’accident de Fukushima en 2011, l’énergie nucléaire a connu une croissance plus rapide que ne l’avait prévue Marchetti. En 2007, avant qu’il y ait un mandat de production issu de la directive 2009/28 de la Commission européenne, les sources d’énergie alternatives n’apparaissaient pas. L de Sousa explique qu’à l’époque l’énergie éolienne représentait 0,2 % du marché de l’énergie, pourcentage que l’énergie nucléaire avait dépassé dans les années 50[e] . Il faut donc admettre que les modèles de Marchetti sont limités.

Figure 4.   Le modèle de substitution énergétique de 1977 (données de BP Statistical Review)  [13]

3. Interférences exogènes au marché

Les données statistiques de l’AIE[f]pour la période qui va jusqu’à aujourd’hui font apparaître elles aussi une image un peu différente de l’évolution de f(t)/(1-f(t)) pour les technologies énergétiques, illustrant l’impact de décisions contrariant l’évolution imprimée par le seul marché. La figure 5 met ceci en évidence pour la biomasse et le nucléaire : la première semble sortir d’une phase de déclin vers 1960, poussée par une opinion publique favorable aux énergies renouvelables tandis qu’après une ascension assez courte, la seconde subit un effacement relatif vers 2000, lié aux inquiétudes de l’opinion publique à la suite des catastrophes de Tchernobyl (1986) et de Fukushima (2011).

Figure 5.    Évolution de f(t)/(1-f(t)) pour différents systèmes énergétiques (données AIE) [9]

Les influences exogènes sont parfaitement décelables sur l’évolution du paramètre f(t)/(1-f(t)). Si l’innovation technologique et les mécanismes de marché avaient été seuls aux commandes, au sens de Fisher et Pry, la figure 5 aurait eu une allure plus conforme à celles des figures 3 et 4. 

Les influences exogènes sont particulièrement marquées dans le domaine du pétrole. A l’origine, le pétrole était recherché comme substitut à l’huile de baleine. Lorsque le moteur à combustion interne a été introduit, comme nous l’avons vu au début, sa demande a rapidement augmenté, créant un nouveau marché qui a fortement influencé demande et prix. Le fonctionnement du marché pétrolier en cartel mis en place par l’accord d’Aschnacarry de 1928 entre Standard Oil of New Jersey, Royal Dutch Shell et l’Anglo-Persian Oil Company a permis de contrôler le prix du pétrole brut malgré la demande croissante. La prise de contrôle de la production par l’OPEP a été un facteur exogène qui a limité la croissance tout en augmentant le prix. Des exemples plus récents de facteurs géopolitiques exogènes sont la crise de surchauffe et la crise de la guerre en Ukraine. Tout ceci a créé une évolution erratique du prix du pétrole. La figure 6 montre la difficulté de corréler demande et prix[g] 

Figure 6.    Pétrole – lien entre prix et taux de consommation (BP Statistical Review Data)

4. Interférences du ‘Green Deal’ européen

L’Union européenne (UE) n’a pas pour vocation d’imposer un choix énergétique à ses États membres. Depuis sa création elle s’est gardée de dire ce qu’il convenait d’utiliser comme énergie primaire, l’article 194.2 du Traité de Lisbonne précisant de jure que, malgré la compétence partagée en matière d’énergie avec les États membres, ces derniers avaient la liberté de choix pour exploiter leurs propres ressources et d’utiliser ce qui leur convient. Depuis 2020, cette liberté est de plus en plus restreinte de facto. La Commission européenne, consciente des limites de son action en matière de bouquet énergétique, subordonne sa politique énergétique à une politique climatique, voire plus généralement, écologiste. Cela a conduit au Pacte vert (« Green Deal ») imposant un choix technologique renforcé par un généreux plan de financement post-Covid. 

La politique d’élimination de la trace carbone poursuivie par la Commission européenne vise à concentrer les efforts et ressources de l’UE dans le secteur relativement étroit des énergies renouvelables intermittentes (EnRI) et de la biomasse, à l’exclusion du nucléaire dont la trace carbone est pourtant quasi nulle. En témoigne la longue tergiversation qui a précédé l’adoption récente de l’acte délégué de la Commission européenne sur la taxonomie verte. Elle visait à fragiliser le choix souverain de certains États membres en faveur de l’électricité nucléaire. La pression de 11 d’entre eux a eu raison de l’opposition des dirigeants de la CE à cette inclusion, mais l’avenir du nucléaire en Europe est loin d’être clair puisque le pourcentage des parlementaires européens qui se sont opposés à la taxonomie est de 43 %[h]  Le réalisme de la politique du Green Deal pose question et a été traité en détail dans la référence [9]. 

En tout état de cause, des décisions souveraines et exogènes sont en mesure d’imposer des choix comme l’ont montré les décisions du Parlement européen et du Conseil de l’UE en juin 2022 à propos du bannissement total des véhicules thermiques d’ici 2030. Ceci entraîne une question importante : les technologies mises à l’avant-plan sont-elles les plus performantes à long terme ? Et, si c’est le cas, selon quels critères ? D’autres technologies en cours de développement pourraient offrir des performances environnementales supérieures, mais comme leur arrivée à pleine maturité requiert éventuellement du temps, il convient de tenir compte de ce fait essentiel. 

C’est le cas du nucléaire du futur (Gen-IV) dont peu de responsables politiques européens semblent avoir connaissance. 

5. Le verrouillage de l’énergie nucléaire actuelle (Gen-II)

Fin décembre 1942, une équipe de physiciens de l’université de Chicago sous la direction d’Enrico Fermi réalise la première réaction en chaîne mettant en œuvre le phénomène de fission dont les propriétés physiques sont alors bien connues. A cette date, c’est la marche du monde qui dicte les priorités. Avec la fin de la Deuxième Guerre mondiale et l’entrée dans la guerre froide face au bloc soviétique, celles-ci sont militaires. Les physiciens sont conscients du fait que la variété de systèmes pour la réaction en chaîne est considérable selon le choix du modérateur[i]un élément léger tel l’hydrogène, le deutérium ou le carbone) et du réfrigérant (de l’eau ordinaire ou lourde, du gaz ou du sodium liquide). Le réacteur CP-1 modéré au graphite offrait une excellente ‘économie’ neutronique, mais le graphite conduit à des installations de puissance moins compactes que celles modérées à l’eau. L’économie neutronique des réacteurs à eau légère[j](LWR) par contre est moins favorable que celle des réacteurs modérés au graphite ou à l’eau lourde (D2O). L’impératif de taille étant essentiel, ce seront les LWR qui seront choisis pour la propulsion des sous-marins de l’US Navy [15,16]. L’industrie (Westinghouse, General Electric) étant impliquée dans le programme, les réacteurs électrogènes qui suivront (appelés de Génération 2 et 3— Gen-II/Gen-III), appartiendront tout naturellement à la même technologie exigeant de l’uranium enrichi en 235 U. Le Royaume-Uni et la France opteront dans un premier temps pour l’uranium naturel (Unat) et le graphite tandis que le Canada fera le choix de l’Unat et de l’eau lourde pour sa filière CANDU[k] . Au fil du temps, seuls les réacteurs CANDU parmi les filières autorisant l’Unat seront maintenus, les réacteurs franco-anglais de la filière graphite-gaz française étant supplantés par des LWR. C’est ce qui conduit certains chercheurs à considérer la technologie nucléaire actuelle comme verrouillée [7]. 

6. L’énergie nucléaire du futur (Gen IV)

En 2001, le Department of Energy (DOE) des États-Unis lance une initiative visant à identifier des technologies nucléaires répondant de manière stricte à des critères de sûreté, d’économie, de respect de l’environnement et de l’absence de risques de prolifération pour la production d’énergie primaire du futur. Un groupement d’étude intitulé Generation-IV International Forum (GIF) est créé. Plusieurs pays répondent à l’appel[l] et identifient six technologies conformes à ces exigences. Une des six — la technologie des sels fondus[m]  a fait l’objet de réalisations expérimentales dans les années ’50 au laboratoire d’Oak Ridge. Cette technologie est considérée par les rédacteurs du Gen-IV Roadmap comme une des technologies nucléaires les plus intéressantes et les plus sûres, pour de multiples raisons (voir [17]) :

  • l’absence d’eau dans le cœur du réacteur élimine les risques d’accident par perte de réfrigérant primaire (LOCA) comme ce fut le cas lors de l’accident de Three Mile Island en 1979. Elle élimine aussi les risques d’explosion d’hydrogène à la suite de réactions zirconium/eau qui peuvent se produire sur des crayons de combustible à haute température mis à nu (un événement qui eut lieu à Fukushima). 
  • l’absence de sodium écarte les risques de réactions chimiques fortement exothermiques. 
  • une pression proche de la pression atmosphérique, l’état liquide du combustible et des propriétés neutroniques favorables (coefficient de réactivité de température fortement négatif) vont également dans le sens de la sûreté. 
  • Le fait qu’aux températures de fonctionnement (~700 °C) le combustible des MSR soit en phase liquide rend l’alimentation en combustible frais plus aisée que pour les systèmes à combustible solide. Bien que l’opération soit délicate, une alimentation régulière est envisageable, ce qui n’est pas le cas pour ces derniers. Il n’est donc pas besoin de prévoir une réserve de réactivité de longue durée, ce qui écarte les risques d’accident de criticité de type Tchernobyl. Les MSR ne sont d’ailleurs pas pourvus de barres de réglage. 
  • La composition du sel fondu est telle que l’état liquide peut être maintenu jusqu’à 1 400 °C, bien au-delà des valeurs de fonctionnement. Si pour l’une ou l’autre raison la température du sel descend en dessous de 459 °C, température de fusion du fluorure de lithium et béryllium (FLiBe) qui le compose, il y a solidification avec retenue en masse des produits de fission non volatils. 

De telles caractéristiques ont un impact positif au plan économique, par la réduction de systèmes actifs garantissant la sûreté des installations à l’instar des ECCS (Emergency Core Cooling Systems) qui équipent les centrales LWR actuelles. Enfin, intérêt suprême : des installations à sels fondus dotées de spectres de neutrons rapides ouvriraient la voie à une réduction des éléments à très longues demi-vies (plutonium et actinides mineurs) résultant de l’exploitation des LWR actuels et ingérables dans ces derniers. L’insertion du combustible usé des installations Gen-II dans les MSR permettrait simultanément d’exploiter leur contenu énergétique résiduel et d’éliminer une présence problématique aux plans humain et environnemental de radio-isotopes de plusieurs centaines de milliers d’années de demi-vies.
Les conclusions du Gen-IV Roadmap suscitent un énorme regain d’intérêt (Amérique du Nord, Europe, Russie, Chine, Japon) pour une technologie entrée en léthargie au début des années 80’. En témoignent les nombreux projets de R&D qui devraient déboucher à l’horizon des 15 à 20 prochaines années sur des réalisations concrètes (voir [15, 16, 18]). On accordera une attention particulière aux projets des organismes Moltex, Elysium et TerraPower. Il s’agit de trois projets de réacteurs rapides spécifiquement destinés à produire de l’énergie primaire à haute température (électricité et chaleur industrielle) en exploitant non seulement les ressources minérales classiques (235U et 239Pu produit de la conversion d’238U), mais aussi le stock existant de combustible usé des réacteurs LWR et CANDU actuels avec l’éventail des noyaux fissiles contenus. Et, par la même occasion, de transformer une servitude insoutenable au plan environnemental pour les opposants les plus farouches de l’énergie nucléaire, en une ressource énergétique utilisable jusqu’à épuisement de tous les noyaux fissiles contenus (Figure 7). 

Cette production de chaleur industrielle est de la plus haute importance[n]. Dans la politique énergétique, l’utilisation de la chaleur est trop souvent négligée. La crise de 2022 en Allemagne a mis en évidence ce besoin fondamental d’énergie finale dont l’industrie chimique a cruellement besoin. On notera que 94 % du gaz naturel utilisé en Allemagne est utilisé à des fins thermiques


 Figure 7.  Flexibilité et avantages de la Gen-IV

Cette chaleur produite par les nouveaux réacteurs nucléaires sera également la source d’énergie pour la décomposition thermique de l’eau en hydrogène lorsque les applications grand public seront disponibles (Figure 8). L’exigence politique de l’UE prévue dans le Green Deal pour une production rapide d’hydrogène à partir d’énergies renouvelables variables et intermittentes risque de verrouiller ce nouveau domaine de production d’hydrogène en préparation. 

Figure 8. Couplage de la production électronucléaire et d’hydrogène

7. L’Europe en marche vers un verrouillage pernicieux?

L’UE est née sur la base des traités CECA (1951) et Euratom (1958) visant à créer respectivement un marché intérieur du charbon et de l’acier et à promouvoir l’énergie nucléaire civile. Jusqu’à récemment, la Commission européenne était la gardienne et la promotrice de cette dernière. Sous l’influence de l’Allemagne très hostile, la Commission s’en est progressivement détachée. 

En choisissant la promotion « quoi qu’il en coûte » des énergies renouvelables et en ne prenant pas fermement position en faveur de l’énergie nucléaire comme le requiert le traité Euratom, la Commission européenne affaiblit le développement européen de cette technologie aux dépens des énergies renouvelables variables et intermittentes. Elle risque de verrouiller l’avenir en faveur de ces dernières alors que plusieurs indicateurs environnementaux sont en faveur du nucléaire. C’est le cas par exemple des empreintes au sol, des besoins en matériaux (béton, métaux, ciment, verre et autres) et des coûts systèmes. Contrairement aux énergies renouvelables variables et intermittentes, les réacteurs nucléaires ne créent pas de dépendance géopolitique vis-à-vis de la Chine, pays qui domine le marché des terres rares et autres métaux dont les énergies renouvelables ont besoin comme nous allons le voir ci-dessous. Nous assisterions à un véritable verrouillage non seulement de la technologie, mais aussi de notre dépendance géopolitique.  

Le tableau 1 compare les empreintes au sol (exprimées en m2/GWh/an) d’installations sur le territoire français : site nucléaire de Flamanville, parc éolien du Mont des Quatre Faux (onshore) et ferme solaire photovoltaïque (PV) de Curbans (Alpes-de-Haute-Provence). L’empreinte de Flamanville évaluée ci-dessous a été déterminée en considérant une source de refroidissement de superficie double de celle du site (2×120 ha) proprement dit, abritant trois unités de puissance pour un total de 4,2 GWe. Compte tenu de sa densité énergétique, l’avantage du nucléaire est évident. A supposer que la superficie de la source d’eau soit sous-estimée, les conclusions relatives aux mérites comparés des types de production d’énergie resteraient les mêmes. Il en va de même pour des installations placées en d’autres endroits de la planète : là où le rayonnement solaire ou la puissance éolienne seront plus importants, les empreintes en valeur absolues seront différentes, mais classées dans le même ordre. Il existe d’autres études présentant un rapport nettement plus favorable pour le nucléaire [20].

La figure 9 présente les besoins en matériaux de base (à l’exception des ressources en combustibles) pour la mise en œuvre de technologies énergétiques dont le nucléaire et les énergies renouvelables. Ces besoins sont exprimés en milliers de tonnes par TWh. Ici également, le nucléaire présente des avantages par rapport aux énergies renouvelables variables et intermittentes. Malgré les quantités considérables de béton qui y sont investies pour garantir la sûreté des installations, ces quantités sont inférieures à celles exigées par l’éolien ; et bien moindres encore que celles investies dans la construction des barrages. Ce qui mérite attention également, ce sont les quantités de métaux, ciment et verre requises par le solaire photovoltaïque. En termes absolus c’est le solaire PV qui exige les ressources de matériaux les plus importantes.

Figure 9.    Besoins en matériaux pour différentes technologies énergétiques [21]

Dernier élément de comparaison, et non des moindres : le coût de ces technologies qui a fait l’objet d’études approfondies à l’agence NEA de l’OCDE. Dans un rapport intitulé ‘The Full Costs of Electricity Provision’, l’agence inventorie les différentes composantes du coût de production [22]. Ceci est particulièrement important pour la production intermittente (éolien, solaire PV) qui fait face à des difficultés d’approvisionnement en cas d’intermittence prolongée. Pour garantir l’approvisionnement de la demande, les énergies renouvelables variables et intermittentes doivent être supplées par des moyens pilotables qui représentent eux-mêmes un coût et dont la rentabilité n’est pas nécessairement optimale. Tous ces éléments garantissant la sûreté d’approvisionnement sont à classer (du point de vue coût) dans ce que la NEA appelle le ‘coût système’. Plus que les coûts de production, opération et maintenance, ce sont les coûts ‘système’ qui font la différence entre ces différentes technologies (pilotables et intermittentes). Ceci est illustré à la figure 10 extraite du rapport [21]. Le coût système (en $ US/MWh) y est représenté pour les technologies pilotables (fossiles, nucléaire) et intermittentes (éolien, solaire PV) pour deux taux de pénétration de ces dernières dans le système électrique. On observera que le coût système comporte différents éléments, à savoir des coûts de connexion, de transport et distribution, d’équilibrage du réseau et d’utilisation.  

Figure 10.    Coût système de différentes technologies énergétiques [22]

On en conclut sans surprise, que c’est la production pilotable qui est la plus intéressante au plan économique.

L’ensemble de ces trois éléments de comparaison (empreinte au sol, matériaux et coûts) va dans le même sens : la technologie nucléaire est préférable aux énergies renouvelables variables et intermittentes. Certes, dans les études auxquelles il a été fait allusion, c’est la technologie Gen-II qui a servi pour l’évaluation des différents paramètres. L’arrivée prochaine de Gen-IV ne devrait pas changer fondamentalement les conclusions. Et, comme il a été dit précédemment, la sûreté intrinsèque du nucléaire à venir devrait renforcer le côté attractif de cette technologie. Le plus gros obstacle à surmonter sera l’obstacle psychologique, tant une crainte instinctive du rayonnement imprègne les esprits du public. 

8. Conclusion

‘Evolution’ et ‘transition’ de technologies sont des processus qui prennent du temps. Il y a de très nombreuses raisons à cela : techniques, commerciales ou autres. Les grands succès obtenus dans le passé font oublier aujourd’hui qu’à l’époque où ils ont eu lieu, les choses étaient loin d’être simples et que des résistances au changement étaient très souvent à l’œuvre pour de nombreux motifs, notamment commerciaux. Ce fut le cas notamment à l’époque de Drake (1859), au début de l’ère industrielle de l’huile de roche[o], concurrente du kérosène (coal-oil), de la térébenthine (turpentine) et de l’huile de baleine (whale-oil) notamment pour l’éclairage (voir [5]). L’usage de cette commodité a fini par s’imposer avant de prendre son envol dans le secteur du transport. 

Dans le cas du nucléaire Gen-IV dont il est question dans ce travail, le temps nécessaire au déploiement à venir de cette technologie est lié à son réglage fin. Ses avantages par rapport aux technologies Gen-II et Gen-III sont connus et une mise en œuvre antérieure qui a été couronnée de succès, ne font que renforcer le côté attractif de cette technologie nouvelle. Le plus gros obstacle à surmonter sera l’obstacle psychologique, tant une crainte instinctive des radiations imprègne l’esprit public en Occident.

Cette crainte est loin de sévir partout : que fera l’UE s’il se confirme que dans 20 ans le reste du monde, n’ayant pas pris part à la ‘monoculture’ des énergies renouvelables variables et intermittentes, aura pris une sérieuse avance dans ces nouvelles technologies exemptes des principaux défauts des installations actuelles — risques d’accident, déchets à longues demi-vies — et pourvues d’éminentes qualités environnementales ? Ignorer cette possibilité revient à mettre en place un verrouillage pernicieux que les générations futures pourraient regretter. De manière très paradoxale, pour des raisons essentiellement environnementales…

9. Références

Notes de ‘a à o’

a Mot grec emprunté aux biologistes, qualifiant la propriété de systèmes de se transformer eux-mêmes.
b Les auteurs anglo-saxons qui ont étudié le sujet parlent de ‘technological lock-in
c L’emplacement des lettres sur le clavier tenait compte de la statistique des successions de lettres pour éviter que les bras qui portent les fontes ne s’entrechoquent lors de l’écriture. Aujourd’hui cela est totalement dépassé, mais le clavier conçu pour de la mécanique est resté pour le numérique.
d Thomas Edison et Henri Ford étaient amis et siégeaient dans les conseils d’administration respectifs. Depuis 1899 Edison faisait la course pour développer l’automobile électrique et Ford pour la voiture thermique. Edison finit par reconnaitre que son ami avait gagné avec son succès de la Ford T en 1908.
e En 2018, l’éolien et le solaire n’ont compté que pour 2,5 % de la consommation d’énergie primaire dans l’UE des 27 comme relevé dans la note [14].
f Agence Internationale de l’Energie
g Pour un traitement complet de ce sujet voir Samuel Furfari ‘Oil, between monopolies and free market’, dans « Beyond Market Assumptions: Oil Price as a Global Institution » édité par Andrei V. Belyi, Springer, 2020.
h 278 contre, 33 abstentions et 328 favorables.
i Substance qui, par collision élastique avec des neutrons, réduit leur énergie cinétique et augmente leur probabilité de provoquer une fission lors d’une capture dans un noyau d’235U.
j L’eau normale H2O par opposition à l’eau lourde avec du deutérium (D20).
k Acronyme de CANada Deuterium Uranium.
l Argentine, Brésil, Canada, France, Japon, Corée du Sud, Afrique du Sud, Royaume-Uni et États-Unis, rejoints dans la suite par la Suisse, l’UE, Chine, Russie et Australie.
m Molten Salt Reactors – MSR.
n Nous avons traité cette question dans Samuel Furfari et Ernest Mund, «  Énergies renouvelables dans l’UE : de la perception aux réalités », [14].
o Étymologie du mot ‘pétrole’.

Références de 1 à 22

  • 1. S. Butler, ‘Erewhon’, 1872, 272pp, Penguin Classics, 2000.
  • 2. W.B. Arthur, ‘The Nature of Technology – What it is and how it evolves’, Penguin, 2009.
  • 3. W. B. Arthur, ‘Competing Technologies, increasing returns, and lock-in by historical events’, The Economic Journal, volume 99, 116-131, 1989,
  • 4. P. A. David, ‘Clio and the economics of QWERTY’, American Economic Review, 75, 332-337, 1985,
  • 5. R. Rhodes, ‘Energy – A human history’, Simon Schuster, 2018,
  • 6. R. Cowan, S. Hulten, ‘Escaping lock-in: The case of the electric vehicle’, Technological Forecasting and Social Change, volume 53, 61-79, 1996,
  • 7. R. Cowan, ‘Nuclear Power Reactors: A Study in Technological Lock-in’, The Journal of Economic History, volume 50, 541-567, 1990, 
  • 8. J. C. Fisher, R.H. Pry, ‘A Simple Substitution Model of Technological Change’, Technological Forecasting and Social Change, volume 3, 75-88, 1971,
  • 9. S. Furfari, E. Mund, ‘Is the European green deal achievable?’, European Physical Journal Plus, 136:1101, 2021,
  • 10. C. Marchetti, N. Nakicenovic, ‘The Dynamics of Energy Systems and the Logistic Substitution Model’, IIASA, RR-79-13, Laxenburg (Autriche), 1979,  http://pure.iiasa.ac.at/id/eprint/1024/1/RR-79-013.pdf

2 réflexions sur « Transition technologique accélérée et risque de verrouillages pernicieux »

  1. Dans la guerre énergétique qui fait rage, la technologie nucléaire présente de nombreux atouts au plan économique et politique . Au plan environnemental, l’avantage qui est mis en avant est celui de très faibles rejets CO2, pour lutter contre un soit-disant réchauffement climatique.
    Or, ainsi que j’en suis bien convaincu par la lecture approfondie de tous vos articles, le CO2 anthropique n’a aucune responsabilité.
    La question posée dans votre conclusion ne pourrait-elle pas aussi s’écrire:  » Que fera l’UE s’il se confirme que dans 20 ans, le reste du monde, sachant depuis longtemps que la doctrine du GIEC est infondée, à su éviter le piège de la décarbonation généralisée et se doter d’une industrie d’une agriculture, de moyens de transport bien adaptés, qui lui confèrent un avantage concurrentiel décisif? »

    1. Nous partageons ton analyse. L’Union européenne a adopté le traité Euratom en 1957, alors qu’on ne parlait pas encore de changement climatique. C’est la rationalité et le besoin absolu d’une énergie abondante et bon marché qui ont conduit les pères fondateurs à lancer le développement de l’énergie nucléaire. D’ailleurs, nous disons régulièrement que l’énergie nucléaire n’a pas besoin de la béquille du changement climatique pour courir. Nous pensons aussi que lorsque les écologistes seront obligés de reconnaître que seule l’utilisation massive de l’énergie nucléaire peut réduire les émissions mondiales de CO2, ils diront qu’il y a peu d’impact du CO2 sur le climat.

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