Un pays peut-il laisser la production de son énergie électrique en des mains étrangères ?

Par Samuel Furfari, Université Libre de Bruxelles (Belgique)

et Ernest Mund, FNRS et Université Catholique de Louvain (Belgique)

On se souvient du jeu de Monopoly pour la possibilité d’aller en prison sans passer par la case départ. On se souvient moins que dans ce même jeu, le poste ‘centrales électriques’ peut rapporter gros au joueur qui l’achète. Ce n’est pas un hasard si le concepteur du jeu, l’ingénieur Charles Darrow, a donné de l’importance à cette activité économique conscient comme il l’était du rôle primordial de l’électricité pour le développement d’une société moderne.

L’indispensable fée électrique

L’électricité – la fée électricité, comme on l’appelait quand on s’émerveillait encore des services qu’elle rendait – a profondément changé notre façon de vivre. Même si l’énergie thermique est la forme d’énergie la plus utilisée, une vie de qualité est inconcevable sans énergie électrique. Il en va des usages domestiques comme des usages industriels ou de ceux concernant la santé. Il suffit de se rendre dans un établissement hospitalier pour prendre la mesure du rôle crucial que l’électricité joue pour le maintien de la santé publique.

L’électricité, élément essentiel de la vie quotidienne, doit d’abord être produite avant d’être transportée – parfois sur de longues distances – entre lieux de production et de consommation, et d’être distribuée aux différents utilisateurs. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, ces trois différentes fonctions – production, transport et distribution – ont été confiées à des structures verticalement intégrées. Une seule entreprise pouvait gérer l’ensemble des activités, depuis l’achat de l’énergie primaire destinée à la production jusqu’à la vente de l’électricité au client final par l’intermédiaire d’un compteur électrique.

Historiquement, dans presque tous les pays, des monopoles de l’électricité ont été créés qui étaient publics (comme EDF en France ou ENEL en Italie), privés (comme Electrabel en Belgique) ou sous le contrôle d’autorités locales comme les Stadtwerke, gérées par les municipalités allemandes. Dans les pays d’Europe centrale et orientale, de tradition socialiste, ce sont les États qui géraient ces entreprises.

L’ouverture du marché et non pas sa libéralisation

Après la création du marché unique en 1993, Jacques Delors a voulu appliquer la liberté d’entreprise sans frontière au secteur de l’électricité. La gauche a réussi à faire croire qu’il s’agissait de libéraliser le marché, alors que le social-démocrate Delors n’avait pas cette préoccupation. Pour lui, toute entreprise de l’UE avait le droit de produire dans un autre État membre que le sien. Pour éviter que chaque entreprise ait son propre réseau de transport et de distribution, il était admis que si la production pouvait être libre, les réseaux de transport et de distribution devaient être des monopoles naturels, tout le monde pouvant les utiliser moyennant redevance sous l’égide d’un arbitre appelé régulateur.

L’ouverture du marché a permis aux entreprises d’investir dans n’importe quel État membre. Ainsi, par exemple, EDF a investi en Belgique sous le nom de Luminus, et le groupe public suédois Vattenfall a investi en Allemagne dans les centrales au lignite de Schwarze Pumpe, revendues ensuite au groupe tchèque EPH.

La récente saga de la prolongation des centrales nucléaires en Belgique révèle un aspect moins connu et peut-être plus inquiétant que cette ouverture du marché a engendré.

L’avenir d’un pays peut dépendre désormais d’un autre

Depuis octobre 2007, Endesa appartient au groupe italien ENEL dont l’actionnaire de référence est la Cassa Depositi e Prestiti, c’est-à-dire l’état italien. La compagnie nationale d’électricité espagnole (Endesa) n’avait pas de monopole en Espagne, mais dans les années 1990, elle a décidé d’acheter des concurrents en Espagne, comme Sevillana de Electricidad. Elle a ensuite commencé à acquérir des entreprises italiennes locales. La mariée devenant très belle, l’entreprise espagnole Gas Natural et la compagnie d’électricité allemande E.On ont tenté, chacune de leur côté, une offre publique d’achat sur Endesa. C’est ENEL, deuxième compagnie d’électricité au monde, qui a remporté l’affaire. En fait, ce sont les premiers ministres de l’époque, Zapatero et Prodi, qui ont contribué à ce mariage. Les principales entreprises d’électricité en Italie et en Espagne sont donc sous le contrôle de l’état italien.

Le joyau belge Tractebel sauve Suez

Avec BR3, premier réacteur nucléaire de la filière PWR construit en Europe au Centre nucléaire de Mol (1962), la Belgique dispose d’une expertise ancienne et de premier plan dans le domaine de la technologie nucléaire. La société Tractebel est un géant du savoir-faire en matière de production d’électricité. Elle faisait partie de l’empire industriel et financier de la Société Générale de Belgique. Sachant que l’actionnariat de cette dernière était très dispersé et que les milieux d’affaires flamands n’appréciaient guère cette société trop francophone, l’Italien Carlo de Benedetti tente une prise de contrôle de la société en 1988. L’État belge laisse faire et ce sont des intérêts français qui remportent l’OPA, le géant de l’électricité Tractebel étant incorporé dans Suez Environnement dont le métier est la gestion de l’eau. Suez va cependant se rapprocher de la production d’énergie, une fusion avec Gaz de France – entreprise étatique – en 2008 voulue par Dominique de Villepin lorsqu’il était premier ministre de France donnant naissance au groupe Engie. Des raisons purement historiques entraînent aujourd’hui une situation telle que l’avenir des centrales nucléaires belges dépend d’une entreprise française dont l’ADN initial est le gaz naturel. Il est difficile de considérer cette situation comme idéale.

On doit admettre que parler de libéralisation est bel et bien une erreur, puisque les états participent toujours à la gestion de l’électricité dans l’UE.

Confie-t-on à un étranger la gestion de bijoux de famille ?

Comme nous l’avons rappelé plus haut, la production d’électricité est une activité essentielle pour la santé économique et sociale d’une nation. Les outils de production devraient donc être traités comme des éléments clés de son infrastructure de base. Le récit des événements du demi-siècle dernier relatifs à la production d’électricité en Belgique suffit à lui seul à convaincre que l’on ne peut pas pratiquer à l’échelle d’une nation ce que l’on ne pratique pas au premier niveau de la société : la gestion des ‘bijoux de famille’ est une affaire trop importante pour la confier à des tiers même dotés de toutes les compétences à cet effet.   

La saga de la prolongation des centrales nucléaires belges a impliqué des négociations entre un Etat belge impuissant et Engie – à 58% aux mains de l’Etat français – détenant en grande partie les clés de la solution. Science-Climat-Energie  a déjà expliqué que la politique électrique belge est incohérente et désorganisée. Les raisons en sont politiques, puisque ce sont les partis politiques qui déterminent l’essentiel de la vie des citoyens et des entreprises sur base idéologique. Mais il y a aussi la grave erreur du passé, qui ne permet pas à la Belgique de prendre soin de son avenir électrique.  En géopolitique de l’énergie, les erreurs se paient sur des décennies. Trente ans après la passivité de l’Etat belge face aux turbulences qui ont agité la société privée belge Electrabel, c’est l’Etat français qui a une certaine maîtrise de l’avenir nucléaire – et donc électrique – de la Belgique. La Belgique a perdu ses « bijoux de famille » et se retrouve sans rien.

Une réflexion sur « Un pays peut-il laisser la production de son énergie électrique en des mains étrangères ? »

  1. Mon commentaire ne sera qu’évidences ou simple répétition, tant il est assorti de chiffres statistiques publics probants … pour ceux qui veulent les consulter !

    1) En dépit d’engagements inconséquents pris par les autorités d’Europe (l’UE27, UK) à la COP de Paris 2015 à propos du « carbone / CO2 », les utilisations énergétiques ET celles industrielles mondiales s’appuient toujours à plus de 80% sur le pétrole et le gaz ! Pas de changements en vue pour des décennies à venir ! Que du contraire, nous démontrent leurs consommations croissantes d’Asie et partout ailleurs !!

    2) Après la destruction géopolitique du gazoduc NordStream euro-russe par (.X.), l’Allemagne et sa chimie géante vivent des traumas économiques « fort durables».
    La locomotive UE en est ainsi forcée d’accroître ses extractions de lignite (…) pour générer l’électricité. Sur les EnRI, les divisions de Siemens (et de bien d’autres entreprises) y découvrent enfin les affres d’une « fiabilité éolienne off-shore » assez pénalisante… en coûts de conception, de fabrication et d’entretiens non exactement identifiés ni planifiés.
    Les coûts de la consommation énergétique européenne ont quasi quadruplé aux seuls bénéfices d’importations GNL ex-USA 
    Grand merci de la part de tous nos consommateurs et de nos transporteurs ?

    3) Avec ces motivations « d’indépendance énergétique nationale » les USA… [2]

    3.a. Sous la législature Obama, ont autorisé l’extraction accrue des ‘gaz de schistes’, plus l’accroissement de leur production intérieure OIL&GAS historique. Du coup, ceci leur assure de préserver leurs STOCKS STRATÉGIQUES, de stimuler leurs exportations et de rétablir l’équilibre de leur BALANCE COMMERCIALE !
    3.b. Leurs industriels ont là-bas aussi préservé leur savoir-faire et des capacités en technologies de construction nucléaire… (et en approvisionnement d’Ur d’Afrique) ?
    3.c. Indûment ‘nobélisé’ en 2008, Al Gore (ses Bourses CO2, aux intérêts $$$$$$$$$$) joua pour sa part la prolifération des EnRI… dont les USA affrontent aujourd’hui une proportion retentissante d’échecs ! C’est aussi leur approvisionnement en matériaux nobles et les « terres rares », une dépendance qui commence à soucier l’Occident tout entier ! La Chine nous tient là, comme pour ses EV importés. Bis repetita placent ?

    Eux donc – USA – se gargarisent de notre situation affaiblie, soit un déséquilibre propice à une régression continentale européenne 202x… avec ses dimensions sociales dramatiques !

    4) Nos amis (sic) amerloques ont bien tenté d’exercer un « contrôle sur les marchés mondiaux OIL&GAS ». Mais la géopolitique mondiale actuelle et les réactions des Etats dits BRICS semblent pourtant bien avoir retourné le « jeu US ».
    Or, à tous coups, c’est l’UE qui reste(ra) le dindon de la farce énergétique !

    Alors, haro sur l’indépendance énergétique (et sur science et technologies qui vont avec) ? Ceci pour simplement complaire le mental idéologisé de seuls démagogues bornés, de pseudo-scientifiques aveuglés, de foules ignorantes mais asservies… et d’affairistes cupides qui s’en délectent ?
    That is a critical decision making process !
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    [1] Oil and petroleum products explained
    E.I.A. Statistics 2023 (Years 1950 to 2022) ? Lire les Tables 3.1 to 3.3e
    https://www.eia.gov/energyexplained/oil-and-petroleum-products/imports-and-exports.php

    [[ In 2020, the United States became a net exporter of petroleum for the first time since at least 1949.1 In 2022, total petroleum exports were about 9.58 million barrels per day (b/d) and total petroleum imports were about 8.32 million b/d, making the United States an annual net total petroleum exporter for the third year in a row …]]

    [2] https://en.wikipedia.org/wiki/United_States_energy_independence

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